Cambacéres, archichancelier et franc-maçon

de Jacques Declercq

- Fleurus -

Cambacéres, archichancelier et franc-maçon.

Je vous propose ici le portrait, vu sous l’angle de la franc-maçonnerie, de Jean-Jacques-Régis Cambacérès, personnage éminemment important dans l’histoire de son époque et pourtant tellement méconnu, voire calomnié par ses détracteurs politiques, carrément inconnu même de certains puisque, lorsqu’en 1999 furent enfin publiés ses « Mémoires inédits », le Salon du Livre de Cabourg invita « Jean-Jacques-Régis de Cambacérès à venir signer son dernier livre ».

L’énumération de ses titres, tant civils que maçonniques, a de quoi donner le tournis.

Jugez-en : jurisconsulte, conseiller à la cour des aides du Languedoc, procureur-syndic du district de Montpellier, président du tribunal criminel de l’Hérault, député à la Convention, président de cette assemblée puis du Conseil des Cinq-Cents, président du Comité de législation puis du Comité de Salut Public, ministre de la Justice, Second Consul, archichancelier de l’Empire, assurant l’intérim lors des absences de Napoléon, président du Conseil des Ministres, du Conseil d’Etat, du Sénat, du Conseil privé, du Conseil du Sceau des titres, membre de l’Institut dans la classe des Sciences morales et politiques, titulaire des plus hautes distinctions européennes et prince français, duc de Parme. Et aussi administrateur d’une vingtaine d’associations, sociétés, clubs dont la Société maternelle de l’Impératrice Marie-Louise. Voilà pour ses fonctions publiques.

A côté de cela, prieur de la confrérie des Pénitents Blancs de Montpellier, Grand Maître adjoint du Grand Orient de France, Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil du Rite Ecossais Ancien et Accepté, grand maître du Rite Ecossais Philosophique, grand maître des directoires écossais du Rite Ecossais Rectifié, grand maître du rite primitif de Narbonne, et grand maître du rite d’Heredom de Kilwinning.

La tradition historique n’a pourtant, jusqu’il y a peu, retenu de lui que ces caricatures et pamphlets parus en 1814, à la fin de l’Empire, l’alourdissant d’une morgue fastueuse et d’une homosexualité ridiculisée.

Ses frères eux-mêmes l’ont longtemps mal connu. Le grand orateur du Grand Orient, à l’occasion d’une tenue funèbre commémorant le centenaire de son décès, n’hésitait pas à proclamer : « Modéré par caractère, il eut le malheur d’être travaillé par une ambition d’autant moins pardonnable qu’elle s’accordait mal avec son défaut de courage et son goût pour les jouissances qui énervent l’âme et la privent de tout ressort ; sa soif du pouvoir et des richesses fit violence à ses inclinations naturellement douces. La peur, autant que ses vues ambitieuses, dictait presque toujours sa conviction. »

Bien heureusement, Mme Laure Chatel de Brancion a retrouvé et publié, en 1999, ses Mémoires inédits et lui a rendu justice dans une remarquable biographie de quelque 640 pages parue en 2001 sous le titre « Cambacérès, maître d’œuvre de Napoléon », d’où est extraite la majorité des renseignements ayant servi à cette planche.

Vous comprendrez aisément qu’il ne peut être question d’évoquer ici tous les aspects de ce personnage ; aussi me limiterai-je à sa vie maçonnique.

Notre homme naît à Montpellier le 18 octobre 1753, dixième enfant de Jean –Antoine et de Rose Vassal, dans une famille qui avait dû abjurer le protestantisme au siècle précédent.

Son grand-père, Jacques de Cambacérès, conseiller à la Cour des Aides de Montpellier, avait épousé Elisabeth Duvidal, sœur de Jean-Antoine Duvidal, seigneur de Montferrier et Baillarguet, syndic général des Etats du Languedoc, menant grand train tant à Paris qu’en Languedoc. Ce dernier, avec son ami Joseph Bonnier, baron de La Mosson, passe une partie de l’année à Paris et y fréquente le milieu des philosophes des Lumières. Un ami commun leur a présenté Charles Radcliffe, comte Derwentwater, fondateur d’une loge de francs-maçons chez le traiteur anglais Hure, à l’enseigne du « Louis d’Argent ». Tous deux sont reçus francs-maçons et, de retour à Montpellier, y fondent une loge qui recrute financiers et magistrats, et parmi eux, Jacques de Cambacérès, séduit par cette spiritualité humaniste et le côté frondeur d’une société qui s’est fait interdire par le cardinal de Fleury sur ordre de Louis XV. Jacques de Cambacérès mourra en 1752.

L’oncle de Jean-Jacques-Régis, Jean Vassal est également maçon, tout comme, probablement, son père, Jean-Antoine de Cambacérès.

Cette ascendance familiale explique sans doute que, dès avant l’âge de 20 ans, il est initié. En 1772, on le trouve inscrit sur les tableaux de la loge anglaise Saint-Jean du Secret et de l’Harmonie à Montpellier, où il côtoie financiers, magistrats et entrepreneurs.

Son entrée rapide dans l’ordre ne s’explique pas seulement par ses antécédents familiaux. En effet, en 1772, il est en opposition au système en vigueur et refuse d’intégrer la nouvelle magistrature proposée par le gouvernement. Il s’est agrégé à un groupe de magistrats réfractaires dont beaucoup sont maçons. Ses amis l’ont donc engagé à recevoir la Lumière. Par ailleurs, lui-même avait le désir d’échanger des opinions, de confronter des convictions, d’apprendre et de trouver des repères dans une société qui évolue. Par ses contacts avec le médecin et chimiste Chaptal, il pouvait appréhender un monde scientifique qui remettait en cause tant de croyances.

Enfin, l’expérience confessionnelle de sa famille l’incitait à rechercher des nourritures spirituelles alors que son métier le tournait vers le quotidien. Il plonge d’ailleurs à cette époque dans l’étude des diverses religions connues, se penche sur le problème du crime et du châtiment, de l’enfer et de l’au-delà pour conclure : « Il n’y a qu’une grande foi qui puisse faire croire à une autre vie. Et comment avoir de la foi ou une croyance aveugle pour ce qui peut être soumis aux lumières de la raison ? ».

Comme la grande partie de l’élite intellectuelle de l’époque, il professe son mépris pour les usages antiques de l’Eglise, son obscurantisme et son exigence de pouvoir et de richesses ; il adhère à l’humanisme, au dévouement aux autres et aux sentiments de fraternité qu’il exprime par sa participation active dans la confrérie des Pénitents Blancs.

C’est l’époque où l’opposition entre les Frères de l’aristocratie provinciale et ceux de la bourgeoisie parisienne allait conduire à la création du Grand Orient de France par des Frères expulsés de la Grande Loge.

C’est l’époque aussi où Willermoz, à Lyon, prône la réforme mise sur pied en Allemagne, réforme qui prétend aller vers « la révélation d’une véritable connaissance ».

Les errements de la franc-maçonnerie parisienne avaient fait rattacher la loge de Cambacérès à la grande loge de Londres. Astuc, le Vénérable de cette loge veut suivre la réforme allemande et demande des constitutions à la Grande Loge de Dresde en mai 1773. Cette démarche dérange un certain nombre de frères montpelliérains qui préfèrent se rallier au Grand Orient. Cambacérès, qui s’est engagé avec sérieux dans la franc-maçonnerie, ne veut pas rester à l’écart des mouvements internes mais recule cependant devant l’occultisme de Willermoz. On le retrouve donc en 1776 sur les tableaux de la loge L’Ancienne et la Réunion des Elus, reconnue par le Grand Orient.

La Cour des aides, où il siège, a fusionné avec la Cour des comptes et avec les Domaines. La nouvelle Cour ainsi formée ne siégeant que par semestre, Cambacérès peut se permettre d’écrire et de versifier, de préparer sa carrière de magistrat et de jurisconsulte ; dans les années 1780, en adepte du siècle des Lumières, il prononce des remontrances au roi qui veut supprimer certaines attributions de la Cour et il réclame contre « toute disposition qui tendrait à substituer à la marche constante des tribunaux les secousses irrégulières d’une volonté arbitraire ».

Il voyage également beaucoup par tout le royaume, à Paris, Marseille, Bordeaux, siège du directoire de Septimanie du rite écossais rectifié, où il fréquente de nombreuses connaissances tant familiales que maçonniques, nouant par sa participation aux activités maçonniques des relations avec un cercle étendu d’avocats et de financiers. Il mène ainsi une vie à la fois studieuse et mondaine, éclairée par la fenêtre spirituelle de la confrérie des Pénitents Blancs et celle, plus intellectuelle, des loges maçonniques, une vie toute imprégnée d’un fort sentiment de solidarité qu’il conservera malgré son ascension sociale.

Joyeux célibataire, le plaisir des sens ne lui est pas inconnu ; probablement a-t-il rencontré à la loge La Candeur à Paris Choderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons Dangereuses. Jean écrira un jour : « Il y a peu de femmes qui se livrent par inclination. Il n’en est aucune qui ne soit insensible à l’hommage d’un homme distingué. L’aune de ce sentiment les décide à se livrer. Combien la femme qu’on croyait la plus relevée fait d’étranges révélations à son amant lorsqu’elle s’est abandonnée, etc., etc. »

En 1786, il est député par sa loge auprès du Grand Orient et présente à Roëttiers de Montaleau ses pouvoirs rédigés en termes élogieux par L’Ancienne et la Réunion des Elus : « Lorsque vous connaîtrez toutes les vertus qui le caractérisent, vous nous remercierez de vous avoir adressé un frère aussi distingué, autant rempli de mérites, et que nous nous félicitons tous les jours de posséder parmi nous ».

A Paris, il visite la loge des Neuf Sœurs et fait la connaissance de Condorcet. Il fréquente aussi la loge des Amis Réunis qui « forme une société d’amis à peu près pareille aux clubs d’Angleterre mais qui doit à la maçonnerie, dont l’esprit de corps est la franchise, l’égalité, la bienfaisance et la pratique de toutes les vertus sociales, des liens d’autant plus étroits qu’ils seraient resserrés par une estime réciproque et une connaissance respective les uns des autres qui ne peut manquer d’être la suite du régime républicain d’une loge de francs-maçons ».

Cet atelier a également pour caractéristique d’être peuplé pour l’essentiel de financiers tels le directeur de la compagnie des Indes, celui de la manufacture des Gobelins, le trésorier général de la Marine, des receveurs généraux etc.

On discute beaucoup en ces milieux de la dernière affaire judiciaire, celle des trois roués pour laquelle le président du parlement de Bordeaux, soutenu par les membres des Neuf Sœurs, écrit un mémoire retentissant critiquant la législation criminelle et demandant la révision du procès. Cambacérès prend le parti des rénovateurs à la suite de Condorcet qui apprécie grandement ses compétences juridiques.

Mais bientôt survient 1789 et la suppression des privilèges et donc celle du statut des magistrats de la cour des comptes, aides et finances de Montpellier. Dès l’année suivante, monsieur de Cambacérès abandonne définitivement sa particule. Jamais il ne la reprendra, même pas lorsque les plus grands honneurs seront les siens.

Le système judiciaire ayant été réformé par l’Assemblée Législative, Jean Cambacérès est élu président du tribunal criminel de l’Hérault siégeant à Montpellier ; il est installé dans ses fonctions le 1 janvier 1792. Dans l’exercice de celles-ci, il exprimera son idéal maçonnique. S’il ne se prononce pas publiquement sur l’abolition de la peine de mort, il l’évitera toujours lorsque cela sera en son pouvoir et ne la fera appliquer – mais alors sans hésitation – que si l’ordre public est troublé.

Cette présidence du tribunal criminel le marquera très profondément. Le pouvoir de vie ou de mort qu’il détient l’oblige à une perpétuelle remise en cause. Il écrira que « quand on juge les hommes, il ne faut jamais les séparer des événements » et aussi que « l’âme d’un fameux coupable ne diffère souvent de celle d’un grand homme que par l’objet vers lequel la fatalité l’a déterminé ». Le spectre de Voltaire le hantera pendant toute cette année, aiguillonnant sa quête de vérité.

Bientôt élu député à la Convention, il arrive le 18 août 1792 à Paris.

Il y rencontre très vite Roëttiers de Montaleau, haut dignitaire de Grand orient qu’il connaît depuis longtemps. Celui-ci lui raconte les difficultés dues au combat passionné des opinions politiques au sein des loges. Comment les frères pourraient-ils respecter leurs serments de fraternité maçonnique ? Beaucoup d’entre eux ont émigré derrière les frères du roi, maçons eux-mêmes. Les loges se sont vidées. Le duc d’Orléans, grand maître du Grand Orient, joue son propre jeu. Certains le suivent, espérant qu’il réussira à prendre le pouvoir. Beaucoup se méfient, critiquent. Les soupçons s’installent avec la crainte du lendemain et ralentissent toutes les activités maçonniques dans l’attente de jours meilleurs. La franc-maçonnerie rentre dans l’ombre, sinon en léthargie.

Jean Cambacérès doit donc se rendre à l’évidence : la passion partisane déborde même les convictions spirituelles.

A la Convention, il a de quoi s’inquiéter. « Les tribunaux n’ont été que le support de la tyrannie » proclame Billaud-Varennes, tandis que Danton ajoute : « Remarquez que tous les hommes de loi sont d’une aristocratie révoltante ».

Il devient cependant président du comité de législation, et le jugement du ci-devant roi occupe bientôt tous les esprits. Cambacérès essaiera plusieurs fois d’infléchir la procédure en faveur de l’accusé, en vain.

Appelé à voter, il s’adressera alors à l’assemblée en ces termes : « Citoyens, si Louis eût été conduit devant le tribunal que je présidais, j’aurais ouvert le code pénal, et je l’aurais condamné aux peines établies contre les conspirateurs ; mais ici, j’ai d’autres devoirs à remplir. L’intérêt de la France, l’intérêt des nations ont déterminé la Convention à ne pas renvoyer Louis aux juges ordinaires et à ne point assujettir son procès aux formes prescrites. Pourquoi cette distinction ? C’est qu’il a paru nécessaire de décider de son sort par un grand acte de la justice nationale ; c’est que les considérations politiques ont dû prévaloir sur les règles de l’ordre judiciaire ; c’est qu’on a reconnu qu’il ne fallait pas s’attacher servilement à l’application de la loi, mais chercher la mesure qui paraissait la plus utile au peuple. La mort de Louis ne nous présenterait aucun de ces avantages ; la prolongation de son existence peut au contraire nous servir. Il y aurait de l’imprudence à se dessaisir d’un otage qui doit contenir les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. D’après ces considérations, j’estime que la Convention nationale doit décréter que Louis a encouru les peines établies contre les conspirateurs par le code pénal, qu’elle doit suspendre l’exécution du décret jusqu’à la cessation des hostilités, époque à laquelle il sera définitivement prononcé par la Convention ou par le corps législatif sur le sort de Louis qui demeurera jusqu’alors en état de détention ; et, néanmoins, en cas d’invasion du territoire français par les ennemis de la République, le décret sera mis à exécution. » A la confirmation du vote, il redira que le sien est contre la mort. Par la suite, il votera pour le sursis puis, lorsque les jeux seront faits, il reprendra la parole à la tribune. Tout étant consommé, il y proclamera la nécessité d’apporter des secours humains et spirituels au condamné.

Une autre épreuve attend le F :. Cambacérès : celle d’interroger le F :. Philippe d’Orléans, son ancien grand maître en franc-maçonnerie. Là encore, il essaie de limiter les dégâts et fait à la tribune de la Convention le compte-rendu de l’affaire avec clarté et une extrême prudence. « On m‘a chargé, proclame-t-il, de vous faire un simple récit, et non de vous présenter un projet de décret ». Et de demander qu’aucune décision ne soit prise avant l’audition de Dumouriez.

Je ne peux ici rentrer dans les détails de cette sombre période de laquelle le F :. Cambacérès sortira sans dommages, s’étant cantonné dans son rôle de président du comité de législation. Il se consacre entièrement à cette fonction de législateur et planche sur la rédaction d’un code civil, rédaction qui verra son aboutissement dans le code dit Code Napoléon. Dans ses projets successifs, il insistera sur le respect de l’individu, dégageant alors une théorie de l’autonomie de la volonté : « l’homme n’est pas heureux s’il n’est pas libre dans le choix de ses jouissances ; le bonheur de l’homme consiste bien plus dans sa manière de jouir que dans la jouissance elle-même. Chacun compose son bonheur des éléments de son choix. Les hommes, en réglant entre eux les transactions sociales, s’imposent eux-mêmes des engagements qu’ils forment, étendent, limitent et modifient par un consentement libre. C’est être libre que d’être esclave des lois. »

Après thermidor, à partir de l’automne 1794, Cambacérès est au gouvernement de la France ; il se fait investir de la présidence du comité de Salut Public. Ses qualités, comme ses qualifications en font un incontournable de la direction du pays. C’est ce qui bientôt fera de lui le deuxième consul après le coup d’état de brumaire, puis l’archichancelier de l’empire et maître d’œuvre de Napoléon,ainsi que l’appelle sa biographe Laurence Chatel de Brancion, après le couronnement de Bonaparte.

Mais laissons de côté sa carrière publique et revenons à ce qui nous occupe plus particulièrement, même si l’une et l’autre facettes de sa vie sont étroitement imbriquées, puisque, par exemple, lorsqu’il présente à la tribune, comme responsable de la politique extérieure de la France, le traité de paix signé avec la Toscane, c’est le franc-maçon qui parle ; il établit le fondement des organisations internationales actuelles, en rupture totale avec les mœurs de l’époque : « S’il existait en Europe, proclame-t-il, un droit des nations, des principes reconnus d’indépendance, de liberté de commerce et de navigation, s’il existait un plan contre l’ambition des puissances usurpatrices et une garantie pour la sûreté des états faibles, alors les conditions de la paix seraient facilement dictées et acceptées ; alors, nous n’aurions pas de guerre à soutenir. »

Dans le courant de l’année 1795, derrière sa volonté de protection de l’intimité et de la liberté individuelle, pour lui principes de base, Cambacérès exprime son désir de protéger les premiers pas des loges maçonniques qui renaissent après la tornade de la Terreur. Ces hommes éclairés et modérés doivent pouvoir se réunir chez l’un ou chez l’autre sans être inquiétés car la franc-maçonnerie peut être un ferment d’amélioration du climat politique et, si on lui en laisse le temps, un éducateur de l’opinion. Dans ce même esprit d’éduquer l’opinion, il pousse la Convention à mettre sur pied un ensemble d’écoles spécialisées, comme l’Ecole normale, l’Ecole des langues orientales, l’Ecole polytechnique, les écoles de santé et les écoles centrales, futurs lycées napoléoniens.

Plus tard (1803), il poussera à la création du corps des auditeurs au Conseil d’Etat, officiellement chargés d’aider les ministres et directeurs auprès desquels ils seront placés, utilisant ce temps comme un apprentissage de la fonction publique. Très profondément imprégné de culture maçonnique, qui met en avant la formation par la transmission de l’expérience du maître, il veut ainsi éduquer et préparer de jeunes hommes à la haute administration et au gouvernement. Remarquons d’ailleurs que ces auditeurs, lorsqu’ils seront admis à assister aux réunions du Conseil devront, comme les apprentis en loge, garder le silence.

Le 24 juin 1795, la Grande Loge célèbre son réveil. Celui du Grand Orient interviendra l’année suivante. Cambacérès fréquente la loge du Vrai Zèle. Il rencontre au sein des ateliers des hommes qu’il ne côtoie pas habituellement : les militaires, tels Kellerman ou Masséna, titulaires comme lui de hauts grades maçonniques.

Le 5 mars 1797, il quitte provisoirement la vie politique, n’étant pas réélu au Conseil des Cinq Cents. Amer, il sort de cette arène pour s’installer comme conseiller juridique et financier d’hommes d’affaire célèbres et de banquiers et pour s’intéresser à l’économie politique. Pendant trois années, il exerce cette profession libérale et ce temps sera le plus heureux de sa vie.

Le 24 février 1798, devant la classe des sciences sociales et politiques de l’Institut, à laquelle il appartient, il prononce un discours révélateur sur la science sociale. Il y proclame qu’ « aucune science plus que la science sociale n’a besoin d’être perfectionnée. Cette science est presque à créer. La plupart de ses principes sont encore incertains, indéterminés. De grands génies ont fait de grandes découvertes, mais un esprit d’intolérance a partout repoussé la vérité. (…) Les savants illustres, les artistes célèbres, les philosophes profonds sont comme les héros, les enfants de la liberté. Il n’est de véritable pensée que celle qui est libre, comme il n’est de véritable science que celle qui n’est point fondée sur  l’autorité, car la science n’est point une croyance mais une expérience. » Et d’ajouter : « Le cri de la liberté semble sortir de dessous les ruines des empires, et l’Europe ébranlée semble en travail pour enfanter un nouvel ordre des choses. » Il pense à la puissance développée par les réseaux internationaux, non seulement à ceux créés par les financiers, mais aussi et surtout à ces associations d’origine religieuse, comme l’ordre de Malte, ou philosophique, comme la franc-maçonnerie, qui véhiculent des valeurs communes et forment des sociétés qui ignorent les frontières. Déjà il entrevoit le rôle que pourra jouer, que jouera, la franc-maçonnerie dans les années à venir pour assurer ce formidable brassage des cultures européennes provoqué par les conquêtes napoléoniennes.

Avec son ami et frère d’Aigrefeuille, qui, curieusement, a installé à Montpellier l’ancien grand maître de l’ordre de Malte, il assiste le 22 juin 1799 à la cérémonie marquant l’union entre le Grand Orient et la Grande Loge de France. A cette tenue solennelle assistaient 29 officiers des deux obédiences, 3 officiers honoraires, 29 vénérables ou leurs représentants et 28 frères visiteurs.

Le mois suivant, il devient ministre de la Justice. A ce moment, peu d’hommes sont plus à même que lui de maîtriser l’arsenal légal français, si complexe à la fin de la Révolution. Le 12 décembre 1799, Cambacérès devient deuxième consul de la République, second personnage de l’Etat après Bonaparte.

Lorsque viendra, au tournant du siècle, le temps de la désignation des nouveaux préfets, sa double appartenance à la confrérie des Pénitents blancs et à la franc-maçonnerie, son action dans la société des amis de la Constitution, sa carrière à la cour des comptes de Montpellier, dont l’assise était la province entière du Languedoc, toutes ces appartenances lui auront fait rencontrer beaucoup de notables locaux au sein desquels il pourra pêcher des propositions de nominations.

Il apporte aussi un soin tout particulier à la composition des tribunaux criminels et d’appel. Dans ce processus de recrutement des magistrats après la réforme de l’an VIII, la franc-maçonnerie joue-t-elle un rôle ? Le nombre de signatures maçonniques sur les lettres de demande de place et de recommandation oblige à considérer que l’importance qu’il attachait à son appartenance à l’Ordre était de notoriété publique. Pour lui, s’agissant d’hommes appartenant à divers partis politiques mais appréciant des valeurs générales communes, les nominations sous-tendues par la fraternité maçonnique ne pouvaient procurer que de l’apaisement.

Il marquera sa solidarité maçonnique à bien des occasions. Ainsi, fait-il libérer, contre l’avis de Bonaparte, le cousin du futur sénateur de Choiseul-Praslin, Claude de Choiseul-Stainville qui, après avoir émigré à Londres avait été capturé à la suite du naufrage de son navire au large de Calais. Remarquons que les deux Choiseul, maçons de longue date, suivront Cambacérès dans les grades élevés de l’Ordre.

Retourné, on l’a vu, très tôt vers les loges, il y a retrouvé la sociabilité des années pré-révolutionnaires. Pour sauvegarder cette liberté et cette tolérance, et aussi pour éviter une mainmise sur l’éducation, il reste fermement attaché à affirmer l’indépendance du pays vis-à-vis de Rome et rêve d’établir en France l’équivalent de l’Eglise d’Angleterre. Il prêche le rassemblement dans la tolérance et oriente le Premier Consul vers un gallicanisme moderne. Son rôle dans la négociation du Concordat est occulte ; il n’existe qu’à l’état d’influence par des discussions, des notes, des études. Ce descendant de protestants, ce défenseur des communautés juives suggère aussi que des accords soient passés avec les responsables de ces religions pour que chacun ait le droit de pratiquer le culte de son choix ; en contrepartie, ces religions se couleront dans le système politique. En effet, les églises, quelle qu’elles soient, ne peuvent prétendre exercer une action hors du contrôle de l’Etat ; le gouvernement doit rester seul maître à bord.

Si le deuxième Consul dispose comme logement officiel de l’hôtel d’Elbeuf, il conserve néanmoins sa maison du faubourg Saint-Honoré et y fait effectuer des travaux divers dès 1802. Il fait ainsi installer à l’entrée d’un des salons deux colonnes dont les bases et les chapiteaux sont en granit rose d’Egypte, ornées de bronzes dorés, très symboliques de l’entrée d’un temple.

Cela confirmerait qu’il y abrite une loge maçonnique. L’habitude de tenir loge dans des appartements, comme au XVIII ème siècle, s’est perpétuée quelque peu pendant la révolution pour des raisons de sécurité. Pour le second consul, la maison du faubourg est plus discrète que le local officiel du Grand Orient, rue du Four, voire l’hôtel d’Elbeuf face aux Tuileries.

En 1804, lorsque l’Empire se dessine et que l’on discute de la création des dignités princières, le second consul dira : je pars. Il fait preuve d’une froide fermeté, ne craignant pas, comme cinq ans auparavant, de rentrer dans la vie civile et d’y reprendre ses activités au service des milieux d’affaires. Bonaparte, craignant de perdre celui qui fut le maître d’œuvre de l’édifice de l’Etat, lui fera miroiter le rôle de conseiller sincère qu’il pourra continuer à jouer près de lui, et le fait qu’il pourra encore servir son pays.

Alors, Cambacérès, se voyant comme Hiram, l’architecte du Temple tué par les mauvais compagnons, mais dont l’influence revit au travers des frères, acceptera la dignité d’Archichancelier de l’Empire, premier personnage de l’Etat après les frères de l’Empereur. Et peut-être est-ce à ce moment qu’il songera à donner à la franc-maçonnerie une importance nationale.

Mais bientôt, déjà, le Code civil va être publié ; certes, ce sera sous le nom de Code Napoléon, mais c’est bien le frère Cambacérès qui en fut la cheville ouvrière. Par ce code, il a construit l’ordre sur le chaos, suivant la devise du nouveau rite écossais ancien et accepté, « Ordo ab chao », adoptée à peine trois ans auparavant à Charleston. Du chaos révolutionnaire va pouvoir s’élever une société organisée et efficace que symbolise l’abeille, un des deux grands symboles de l’Empire qui, choisie par lui-même, semait les manteaux du Sacre. Il faut être comme les abeilles qui récoltent et organisent, avait dit Bacon.

C'est à ce moment-là qu'il se préoccupe concrètement de la franc-maçonnerie. Les rapports de police ont signalé l'essor très important du nombre des loges depuis le début du Consulat : cent quatorze dont vingt-sept parisiennes en 1802, trois cents en 1804.

Vénérable de la loge Saint-Jean de la Grande Maîtrise, quel rôle joue Cambacérès dans les conflits entre le Grand Orient et les obédiences de rite écossais en 1802-1804 ? Dans ses papiers se retrouvent de nombreux documents relatifs à des projets de traités d'union. Selon son habitude, il fait réaliser méthodiquement un historique de chacune des obédiences, et analyser les conflits. Considérant ceux-ci comme du détail, il veut arriver à un accord permettant à chacun de garder ses pratiques dans une unité d'ensemble harmonieuse. Du fait même du recrutement dans les milieux de hauts fonctionnaires et dans l'armée, leurs rivalités ou désaccords peuvent être facteurs de désunion. L'Empereur aurait envisagé de résoudre le problème en supprimant la franc-maçonnerie, et il fallut les protestations de Kellermann dont l'aide de camp, de Grasse-Tilly, fils du héros de Yorktown, venait d'être élu Premier Souverain Grand Commandeur du rite écossais, et celles de Cambacérès qui fit valoir qu'interdire la maçonnerie la ferait surgir de toutes parts, en coulisses et dans l'opposition, pour arrêter cette décision. Est-ce Cambacérès qui propose que Joseph Bonaparte soit nommé grand maître du Grand Orient et Louis Bonaparte de la Grande Loge Générale Ecossaise qui vient d'être fondée pour fédérer le rite ? On le retrouve alors avec Kellermann parmi les grands dignitaires de ces deux obédiences, et c'est le genre de solution qu'il utilise pour tranquilliser l'Empereur, satisfaire l'ego des princes et conserver discrètement la maîtrise de l'action. De Grasse-Tilly, Masséna, Marescalchi, Valence sont dans la Grande Loge Ecossaise, Murat, Roëttiers de Montaleau, Lacépède, Beurnonville, Choiseul-Stainville au Grand Orient.

Cambacérès organise des tenues dans sa maison de la rue Saint-Honoré, véritable exemple de fusion des opinions, des professions et des milieux sociaux, auxquelles participent Kellermann, Murat, Muraire, Choiseul-Stainville, Isabey. Réunir ces tenues dans sa maison privée n'est pas anodin : cela indique que, malgré le considérable élément politique qui entre dans l'existence même de la franc-maçonnerie sous l'Empire - le simple énoncé des noms des grands dignitaires le prouve -, Cambacérès continue de penser qu'il s'agit d'activités privées, tout en voyant bien sûr l'intérêt de ce réseau comme véhicule d'idées et d'informations. Lors des nominations à la magistrature, on n'hésitait pas à signaler à l'attention de Cambacérès l'appartenance éventuelle du candidat à la franc-maçonnerie, et nul doute qu'il n'ait des tableaux indicatifs des notabilités locales sur lesquels cette qualité apparaît et qu'il envisage de pouvoir y recourir si le besoin s'en fait sentir.

Ainsi, on peut penser que ses liens maçonniques avec le préfet de l’Orne, Victor Lamagdelaine, ne sont pas pour rien dans la protection dont ce dernier bénéficie, et sont peut-être une des raisons de l'achat dans la région par Cambacérès de plusieurs domaines en 1803 et 1804. L'action maçonnique de Lamagdelaine est représentative des souhaits de Cambacérès. Vénérable de la loge La Fidélité, il recrute dans tous les milieux et, dans ce département de tradition royaliste, il transgresse les clivages politiques autour de la spiritualité maçonnique. Il va même plus loin, car, à cette époque particulièrement sensible, il y intègre des Anglo-Saxons.

Se souvenant des raisons de son échec en 1795, et oeuvrant à la constitution de ce qu'on appellerait aujourd'hui un parti politique qui soutienne le régime dont il perçoit la grande fragilité, Cambacérès en voit des éléments dans la franc-maçonnerie dont les idées, issues des Lumières, nourrissent la monarchie éclairée qu'il veut voir dans l'Empire napoléonien. Mais pour être efficaces, les diverses obédiences doivent être organisées et unies, et dirigées avec fiabilité. Il va désormais s'y employer avec la bénédiction de l'Empereur. On ne peut pas ne pas noter que cette décision est prise au moment où l'influence que les deux hommes pensaient pouvoir prendre sur l’Eglise, considérée comme corps politique, au moyen des cardinaux Fesch et Cambacérès, leur paraît peu probable compte tenu du caractère des intéressés.

Depuis l'automne précédent se déroule en France une autre guerre entre les loges, les rites et les hommes de la franc-maçonnerie. Le Grand Orient a modifié unilatéralement le concordat élaboré avec les représentants du rite écossais et les Princes Maçons écossais, en réponse, le dénoncent sous condition suspensive le 6 septembre 1805. Le 9, Kellermann fait savoir au Grand Orient que Joseph Bonaparte et Cambacérès subordonnent leur installation comme grand maître et grand maître adjoint à un accord avec les Ecossais sur le concordat. Les frères savent qu’une absence d’accord sonnerait le désaveu impérial avec toutes ses conséquences. Seize séances de travail aboutissent à un texte qui est finalement approuvé. Désormais, le Grand Orient régit les ateliers écossais du 1er au 18ème degré, le Suprême Conseil les grades supérieurs. Le 13 décembre, Cambacérès est installé en grande pompe, et le 27, il préside la fête de la Saint-Jean d'hiver. Notons qu’il n'y a pas de cérémonie d'installation pour Joseph.

Patronnant l'organisation, Cambacérès va la diriger dans les voies qu'il souhaite, et en particulier il opère tout de suite une manœuvre stratégique pour passer les frontières. Dans le préambule, il a fait déclarer que cet accord est conclu pour faire participer les frères aux travaux en France « et leur procurer un accueil certain et distingué dans tous les temples élevés à la surface du globe... En sorte que tous les maçons s'élèveront sans obstacle aux connaissances sublimes à mesure qu'ils croîtront... Ils jouiront d'une unité de régime propre à assurer l'uniformité des travaux dans les loges et dans les chapitres et à entretenir l'harmonie avec les Orients étrangers, et à propager la Lumière dans les lieux où aucun Orient n'aurait ouvert les travaux de la sagesse. » On ne peut être plus clair.

Les documents qui nous sont parvenus ne permettent pas de douter de la « compétence » maçonnique du grand maître adjoint, bien perçu comme autorité réelle, et de son désir de diriger un ordre unifié, rassemblant toutes les obédiences, y compris les plus ésotériques, telles celles d'Heredom de Killwinning, de la Toison d'or ou des Philadelphes. Dans les années 1806 et 1807, il devient ainsi Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil des Souverains Grands Inspecteurs généraux de la Haute Maçonnerie pour la France, grand maître d'honneur de la Grande Loge provinciale de Heredom, grand maître de la Mère Loge du Rite écossais philosophique, avant de devenir, dans les deux années suivantes, grand maître de l'ordre des Chevaliers bienfaisants de la Cité sainte, Protecteur du Rite primitif, les Philadelphes de Narbonne, puis grand maître des différents directoires du Rite rectifié. Savamment instruit des historiques et particularités de chaque obédience, il impose son autorité, sans heurt, ayant soin d'assister aux tenues, s'en faisant indiquer le cérémonial et même préciser la batterie à scander. Les notes de musique voisinent dans ses papiers avec les documents en écriture maçonnique, qu'il maîtrise donc ; et les manuels qu'il fait, selon son habitude, relier avec raffinement, s'entassent dans sa bibliothèque. Il n'abandonne aucune de ses prérogatives, bien contraire, nommant les officiers sans hésitation, et opérant même une révision des statuts du Grand Orient afin de conférer au grand maître un rôle véritable rendu nécessaire par ses « délibérations extrêmement tumultueuses ». Il n'a cependant pas usé de cette autorité, sincèrement reconnue et appréciée, pour imposer la tutelle du Grand Orient choisi malgré tout comme centre commun, car il est trop sensible à la spécificité des traditions et pratiques dont lui-même et tout son entourage, d'Aigrefeuille en particulier, sont avertis. La symbolique que véhiculent ces écrits, les filiations revendiquées avec les ordres de chevalerie, et très précisément les Templiers, prennent un ton révélateur au début de ce siècle qui va faire revivre le Moyen Age. L'institution de la Légion d'honneur avait déjà, par certains côtés, rappelé ces ordres et Cambacérès relate à ce sujet dans ses Mémoires que lorsqu'il s'agit de définir une décoration, on évoqua la possibilité de prendre la veste de Malte. Mais s'il est de longue date imprégné de cette mentalité d'ordre hospitalier et bienfaisant, de recherche de la vraie science pour son amélioration personnelle, Cambacérès, essentiellement homme des Lumières, en voit aussi la grande utilité pour le régime, et ne s'en cache pas :

« L'illustre prince qui nous préside connaissait la maçonnerie. Il savait que la première loi des maçons est de respecter tous les liens de société et que toutes les idées libérales sont en honneur parmi eux ;  il a jugé que leur demande méritait d'être accueillie. Peut-être même a-t-il pensé qu'il était bon que des hommes de tous les états qui, sur tous les points de l'Empire, occupent leurs loisirs à ces réunions, fussent unis au gouvernement. »

Au-delà de son engagement personnel, trop ancien et régulier pour être suspecté, Cambacérès veut maintenant faire de l'ordre maçonnique un réseau transversal, tissant des liens au-delà des frontières, dépassant les clivages politiques et religieux, visant à installer une mentalité empreinte des Lumières chez les notables qui pourraient dès lors constituer une masse stable en Europe - et même aux Etats-Unis où l'implantation se fait très vite -,  masse qui s'opposerait, au nom de ses valeurs communes, à des conflits irraisonnés. Il transfère sur le plan spirituel ce qu'il appelait de ses vœux en 1795, dans son discours sur la science sociale : la paix entre les peuples ne doit pas dépendre de la volonté solitaire d'un homme, car elle disparaît avec lui, et puisque les problèmes actuels du commerce ne permettent pas de tisser des liens économiques conséquents, il faut imprégner les esprits avec l'idéal d'un bonheur commun. Implanter cette même pensée chez la portion la plus éclairée des populations, investie du plus grand pouvoir et exerçant la plus grande influence au niveau européen, permettra l'avènement d'une ère libérale et pacifique. Ce but occulte est assigné à la franc-maçonnerie alors que l'Empereur fait déferler ses armées sur la Prusse, l'« alliée naturelle de la France », dont le roi Frédéric Il aurait été « le chef suprême de la haute maçonnerie sur les deux hémisphères », ainsi que le rappelle de Grasse-Tilly, qui résigne sa propre dignité en France en faveur de Cambacérès, souhaitant que celui-ci lui rende lustre et efficacité. Déjà, Cambacérès entretenait des liens occultes avec le cardinal Caprara, légat du pape, Melzi et Marescalchi, hommes politiques de premier plan, tous dignitaires maçonniques italiens, liens qu'il va pouvoir amplifier : devenu grand chancelier d'honneur du Grand Orient d'Italie, il va organiser une correspondance régulière entre les obédiences française et italienne, et se fait décerner par le Conseil suprême de la franc-maçonnerie italienne, l'autorisation d'inspecter les loges de la péninsule, comme il le fait pour la France. Il souhaite, par cette action parallèle et discrète, élaborer des réseaux tels qu'ils deviennent les colonnes supportant un édifice européen pacifié car partageant les mêmes valeurs. Les tenues sont encore le lieu de relations ouvertes avec des militaires, ce qu'il n'aurait pu obtenir facilement sans encourir une enquête jalouse de Napoléon.

S'il commence par établir des relations directes entre les maçons italiens et français, et poursuivra cette action en Allemagne et en Hollande, le prétexte maçonnique lui permet aussi de recevoir à sa table le grand juge d'Angleterre, et de discuter avec lui des systèmes judiciaires comparés des deux pays. Il est certain que Napoléon connaît ces démarches dans leur principe si ce n'est dans leur détail. Cependant, son éloignement de la capitale à partir des années 1806, alors que ces activités ne sont jamais mentionnées officiellement par Cambacérès, ne lui a probablement pas permis d'en saisir la portée.

Ainsi, au moment où la réponse impériale à la catastrophe de Trafalgar est l'instauration d'un système de fermeture (le Blocus continental), Cambacérès, en patronnant une franc-maçonnerie unifiée, puissante, expansionniste et sans frontières, conforte un système d'ouverture.

C'est avec un de ses frères maçons très chers, Portalis, dont la santé le préoccupe, qu'il examine en ce début de 1806 les problèmes que posent les réclamations contre les Juifs et leurs pratiques. Après la signature du Concordat, la question, compte tenu de ses implications sociales et plus seulement religieuses, avait été reportée. En cet hiver, la presse s'agite. Il parviendra à sauvegarder les acquis de la Convention en faveur des Juifs et à leur donner des circonstances atténuantes en ce qui concerne le « péché d’usure ». Ils s’en souviendront et continueront désormais de faire appel à l’archichancelier dans tous les cas où ils se retrouveront face à l’Etat.

En octobre et novembre 1807, l’archichancelier entreprend de voyager dans diverses régions de la France. A cette occasion, il rencontre de nombreux frères et participe à divers travaux maçonniques.

Ainsi, en Normandie, il félicite le préfet La Magdeleine pour son action au service de l’Etat et pour ses initiatives maçonniques favorisant les relations avec les royalistes de son département, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le souligner ; à Orléans, il visite les loges Jeanne d’Arc et la Parfaite Union. A chacune des étapes de son voyage, une tenue de loge suivie d’un banquet est prévue, lui permettant ainsi d’exercer sa surveillance et de s’enquérir de l’opinion de façon large et réaliste, le recrutement maçonnique étant très divers. Il visite la Concorde à Vienne et salue en Avignon de vieux amis maçons. A Montpellier, il assiste, avec le préfet et les autorités judiciaires, à une tenue commune de la Parfaite Union, des Amis Réunis et de l’Ancienne et la Réunion des Elus. A Toulouse, il participe aux travaux de l’Encyclopédique et, au banquet qui suit, le F :. Picot de la Peyrouse lui offre une médaille antique de Justinien. A Bordeaux, le 25 novembre, une fête maçonnique est organisée pendant laquelle on procède aux travaux « avec un recueillement, une précision et une régularité remarquables ».

En tout cela, l’idée de Cambacérès est toujours la même : au lieu de supprimer – la religion, la franc-maçonnerie, la noblesse -, il faut intégrer et contrôler.

Son rôle prééminent dans la franc-maçonnerie rassemble maintenant autour de lui ce réseau transversal dont j’ai déjà parlé. En 1810, après beaucoup de difficultés, ne réussissant pas à faire respecter des accords entre obédiences, il fédère finement autour de sa personne les divers rites qui existent, puis il réalise l'union avec le Grand Orient : « La réunion de tous les rites au Grand Orient de France est trop essentielle à la dignité et aux intérêts de l'Ordre entier pour n'avoir pas été constamment l'objet des vœux de tout maçon fidèle. Le sérénissime grand maître la veut, il l'a préparée,  il l'a en quelque sorte réalisée du moment où la grande maîtrise de tous les rites a été réunie dans sa personne. Les passions et les rivalités doivent se taire, et pour mettre le sceau à cette oeuvre de fraternité, il suffit de poser quelques principes. L'indépendance réciproque de tous les rites, la conservation de tous les droits sont faciles à préserver dans la conservation des ateliers suprêmes de chaque rite avec le gouvernement représentatif des loges. » Suivent les modalités de travail pour monter cet accord. Le préambule se termine par cette phrase bien dans la ligne diplomatique de Cambacérès, lorsqu'il sait que les amours-propres peuvent être froissés : « Ce travail sanctionné par le G.O. opérera la réunion sans traité, sans éclat, et par la seule rénovation des règlements remis en harmonie avec ces bases constitutives, et signées par tous les membres des autorités réunies. »

Cambacérès est attentif à nommer lui-même les officiers - les documents sont nombreux à ce sujet -, et à participer en personne aux festivités de toutes les obédiences, couvert de décorations maçonniques, se faisant assister d'un certain nombre d'autres dignitaires, d'Aigrefeuille bien sûr, mais aussi Muraire, les maréchaux Kellermann ou Sérurier, Lacépède ou Chaptal, suivant toujours sa volonté de concorde. C’est qu’il ne présidait pas un banquet maçonnique avec moins de sérieux qu’il n’en apportait à la présidence du Conseil d’Etat, ce qui, paraît-t-il, faisait bien rire l’Empereur à qui on rapportait la chose, nous raconte Constant, le valet de chambre de Napoléon.

La réunion est effectivement opérée sur cette base libérale qui est proposée, avec un gouvernement représentatif, érigeant une sorte de confédération qui respecte l'originalité des fondements. Que cherche-t-il alors ? Un rôle plus significatif de la maçonnerie nationale, ainsi renforcée, capable d'une représentation à l'étranger, tant dans les pays conquis qu'aux Etats-Unis, en Russie, voire dans les pays en guerre comme l'Angleterre. Ainsi c'est sous l'égide du grand maître Cambacérès que sont initiés à Paris le grand-duc de Wurtemberg, oncle de l'empereur de Russie, le prince héréditaire de Hohenlohe, le frère cadet du duc de Saxe-Weimar, lui-même très lié à de Grasse-Tilly et bien sûr à Goethe. Quant à la réception du prince Askeri Khan, ambassadeur de Perse, elle donne lieu à des échanges et à la demande de création d'un atelier à Ispahan. La franc-maçonnerie représente donc pour l'archichancelier de l'Empire un vecteur de spiritualité et de culture, soutien d'une monarchie européenne, capable de véhiculer des éléments de civilisation commune, celle des Lumières, vers des peuples divers. Le symbole de l'accord en France en 1810 des divers rites se veut représentatif de ce qu'il souhaite en Europe.

On ne peut pas ne pas souligner que cette volonté fédérative renforçant la franc-maçonnerie vient au moment où se disloque le Concordat avec Rome.

En 1812, Cambacérès a peur. Il sait la fragilité de l’Empire. Napoléon va partir pour la Russie et lui laisser la direction du pays sans argent, sans soldats et entouré de ministres techniciens qui n’ont pas d’expérience politique. L’inquiétude et le mécontentement transpirent partout et même la franc-maçonnerie en fait remonter les bruits jusqu’à lui. Le 27 avril, il doit désigner une commission pour enquêter sur des activités antigouvernementales découvertes au sein du chapitre du Père de Famille à Angers et il écrit à Roëttiers de Montaleau pour un problème analogue à Paris. Ce qui n’empêchera pas les loges, sollicitées par leur grand-maître dans un discours rassembleur prononcé à la Saint-Jean d’hiver, d’apporter, à la fin de l’année, après le désastre russe, leur contribution ni d’équiper des cavaliers pour renforcer la Grande Armée. Dans ce discours, il proclamait : « Si l’Etat était en danger, j’appellerais autour de ma personne tous les Enfants de la Veuve, et avec ce bataillon sacré, je prouverais au monde entier que l’Empereur n’a pas de plus fidèles sujets que les maçons français. »

Le 14 avril 1813, dans son hôtel, Cambacérès préside une tenue particulière de sa loge de la Grande Maîtrise. Outre les habituels d'Aigrefeuille, Villevieille et Monvel, le grand maître des cérémonies, Ségur, les sénateurs Clément de Ris et le général de Valence, il accueille ce jour-là Caulaincourt, duc de Vicence, comme apprenti, puis avec dispense de délai, « attendu son départ prochain pour la Grande Armée », comme compagnon. A quoi correspond cette entrée de Caulaincourt dans la maçonnerie à cette date précise ? Est-ce une décision personnelle et sincère de cet homme qui a perdu un frère aimé en Russie, et a servi de confident à l'Empereur dans cette course effrénée qui l'a  ramené des bords de la Bérézina ? Ne serait-ce pas plutôt l'accession à une confrérie dont des membres en Prusse, en Autriche, en Russie, en Angleterre même, hommes de pouvoir, lui seront ainsi plus accessibles ?

Mais les événements politiques et militaires se précipitent. Dès la fin de cette année, l’ennemi est aux portes de la France. Pourtant, à la Saint-Jean d’hiver de 1813, sachant qu’il ne serait plus suivi par ses frères, il ne dit rien. Il est persuadé que la monarchie impériale ne peut se maintenir en l’état ; toute l’Europe veut l’effacement de Napoléon et la France, un retour à la paix et à un régime constitutionnel. Il ne dit rien, car il ne veut plus parler en faveur d’un régime qui renie ses valeurs, d’un régime dont lui-même ne veut plus.

L’Empire s’écroule. Les Bourbon, et avec eux un semblant d’Ancien Régime, sont rétablis sur le trône. Cambacérès, en but aux outrances malveillantes et calomniatrices de ceux-là même qui, naguère, étaient à ses pieds en solliciteurs, se retire en son hôtel. Tout avenir politique lui est interdit.

En juin 1814, il fait savoir aux diverses obédiences maçonniques qu’il démissionne de toutes ses charges et dignités « pour des raisons de santé et de voyage » et souhaite ne plus être qu’un simple frère. Le 1er juillet, une députation du Grand Orient essaiera, mais en vain, de le faire revenir sur sa décision.

Après l’épisode des Cent-Jours, la situation du frère Cambacérès est de plus en plus délicate. Une nouvelle terreur s’installe : la Terreur Blanche. Les Ultras veulent sa tête. Bientôt, le gouvernement royal ne peut plus assurer sa sécurité et, quelques jours avant la parution des ordonnances de proscription, prévenu par son frère le duc Decaze, ministre de la police de Louis XVIII et futur Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de France, Cambacérès sollicite des autorités un passeport pour le Royaume des Pays-Bas, où il compte s’établir pour quelques temps. Le 6 février 1816, il arrive à Bruxelles où une foule de proscrits, parmi lesquels un grand nombre de frères, lui fera visite.

Là il fréquentera occasionnellement l’une ou l’autre loge bruxelloise. Il figurera parmi les frères que Rouyer, un des fondateurs du Suprême Conseil de Belgique, sollicitera pour fonder un nouvel atelier à Bruxelles ; il y refusera tout titre, mais participera aux tenues.

Le 28 mai 1818, le roi Louis XVIII lui confirme son titre de duc et, le 24 juin, sa dignité de grand-croix de la Légion d’Honneur. Le Roi, ainsi, fait amende honorable et l’invite à rentrer en France. Decazes n’y est pas étranger.Pourtant, Cambacérès ne regagnera Paris que le 4 décembre. C’est là que, le 8 mars 1824, il passera à l’Orient Eternel.
Neuf ans plus tôt, alors qu’il était rentré dans la vie privée, il avait écrit ces quelques vers :


« Heureux, trois fois heureux, l’ami de la nature,
Qui, loin du trône et des palais,
De la félicité connaît la source pure,
Et s’y désaltère à longs traits !...
Du vulgaire jaloux méprisant l’insolence,
De l’orgueil ennemi bravant les coups secrets,
S’il détourna la violence,
Protégea la vertu, condamna les forfaits,
Sans remords, il jouit de sa douce existence,
Et trouve dans sa conscience,
Avec le souvenir des heureux qu’il a faits,
L’estime de soi-même et l’éternelle paix. »

 

©  J. Declercq & C.V  - Septembre 2004  - Tous droits réservés