Petites notes d'Histoire Locale

Jacques Declercq

La reconstruction du Grand Pont des Acren en 1805

- Fleurus - Mars 1996 -

 La reconstruction du Grand Pont des Acren en 1805

En germinal an 13, le bateau appartenant à Jean-Baptiste Saeghersman, ancien batelier, emportait le Grand Pont des Acren situé sur la Dendre, en bas de la rue dite du Grand Pont.

Le maire Roland Vanlierde, s’étant rendu aussitôt sur les lieux, constatait l’étendue des dégâts: le pont s’était écroulé dans la rivière de manière que les débris n’étaient plus d’aucune valeur. La rupture du pont avait pour conséquence d’interrompre la communication de Silly à Grammont et de Mons à Gand.

Le maire convoqua donc d’urgence Clément Druez, maître maçon, Herman Schevenels et François Goslin, maîtres charpentiers, ainsi que Charles Desmottes, maréchal, afin qu’ils donnent un état estimatif et exact des objets nécessaires à la reconstruction du pont. La maçonnerie, dans un état délabré, avait été en partie emportée avec le pont et le reste menaçait d’un prochain éboulement. Clément Druez en estimait la reconstruction (pierres de taille, briques, chaux, maçonnerie et voiturage) à 1.050 francs. Les charpentiers évaluaient les bois sciés nécessaires à 1.950 francs. Ainsi donc, les travaux de rétablissement du pont devraient coûter 3.000 francs.

L’entretien de ce pont étant, selon la municipalité, à charge du gouvernement, celle-ci fit parvenir le procès-verbal d’estimation au préfet du département de Jemmape en insistant sur l’état de délabrement des finances de la commune et sur l’urgence qu’il y avait à rétablir la communication.

Mais plus d’un mois après, les démarches de la municipalité n’avaient abouti à rien et les autorités locales  écrivaient le 26 floréal au préfet: "Nous ne pouvons vous dissimuler combien nos administrés nous accablent de reproches sur le retard que vous apportez à faire opérer le plan nécessaire pour la restauration du grand pont des Acrenes de l’éboulement duquel nous vous avons informé et remis le procès-verbal. Depuis un mois, des démarches qui ont succédé à nos réclamations ne sont pas écoutées et nous voyons nos administrés et les étrangers se récrier sur le fondement que la route de Mons à Gand et de Ghuilanghien à Grandmont se trouve interceptée. D’ailleurs, la culture de la moitié de la commune est en souffrance et la commune des Acrenes se trouve divisée en deux parties respectivement inaccessibles. Veuillez donc, Monsieur, vous resouvenir que le maire-adjoint s’est adressé personnellement à vous, qu’il a fait les mêmes démarches vers l’ingénieur Dubois-Desaucez à Mons; toutes ses promesses sont sans effet et nous avons la douleur de prendre de nouveau recours vers vous.".

Enfin, l’ingénieur odinaire des ponts et chaussées Pascal va se rendre sur les lieux, où il reconnaîtra la nécessité et l’urgence de la reconstruction du pont en y apportant cependant quelques changements. En effet, la forme qu’on lui avait donnée lui paraissait « vicieuse et nuisible à la navigation; ce pont est composé de deux culées en maçonnerie avec deux palées dans l’intervalle qui en rendaient le passage difficile aux bateaux et exposaient les pieux à des chocs qui en ont enfin entraîné la ruine. ». De fait, l’ancien pont avait les culées distantes de 14 mêtres; cette distance, beaucoup plus que suffisante pour l’écoulement des eaux, était partagée par l’établissement de deux palées en trois passages inégaux, celui du milieu large de 5,50 mêtres étant destiné à la navigation; cette disposition exposait les bateaux à heurter les pieux, ce qui avait fini par entraîner la chute du pont.

En conséquence, l’ingénieur proposait de restreindre le passage: on rapprocherait les deux culées en supprimant les deux palées, tout en réservant un débouché suffisant pour les eaux puisqu’il existait en aval des ponts et des écluses de moindre ouverture; la navigation deviendrait par là plus commode et l’entretien du pont moins dispendieux pour la commune. Ce rapport sera approuvé le 23 prairial par l’ingénieur en chef des ponts et chaussées et transmis au préfet.

« La maçonnerie devant être construite en pierres du pays abondantes sur les lieux, le surcroit de dépense dans cette construction première deviendra nul en comparaison de celle qu’occasionnerait l’emploi d’une grande quantité de bois dont la chèreté est excessive; ces dépenses seront d’ailleurs plus que compensées par la diminution dans les entretiens et la solidité qui en deviendra le résultat. L’on profitera autant que le permettra la disposition du nouveau plan des parties de l’ancienne maçonnerie; comme le pont n’aura qu’une seule travée, il sera nécessaire de donner une plus grande élévation aux culées à construire pour la facilité de passage des bateaux, le dernier pont étant exhaussé de 0,70 m. dans son milieu ».

L’ingénieur observe par ailleurs que « le pont à construire se trouvant situé entre deux moulins, , il sera facile de faire baisser les eaux par le moyen des écluses d’aval, mais comme celà ne pourra avoir lieu sans faire chômer le dit moulin, il lui sera dû une indemnité. Par ce moyen, les eaux baisseront de 1,30 m; et il ne restera plus que 0,30 de profondeur d’eau à épuiser; il sera à cet effet construit des batardeaux qui envelopperont alternativement les culées en laissant un débouché suffisant aux eaux soit dans la partie du lit où les ouvrages n’auront pas été commencés, soit dans celle où ils seront terminés; la navigation devant être interrompue pendant tout ce temps, il conviendra de faire tous les approvisionnements nécessaires pour l’accélération des travaux; ils ne pourront être entamés avant que l’ingénieur ait constaté la quantité et la qualité des dits matériaux. ».

Sur la rive droite sera établi un abreuvoir dont les murs de soutènement seront la prolongation des murs en retour du pont.

La construction de ce pont nécessitant, on l’a vu, un exhaussement, on devra disposer des remblais aux abords sur une longueur de 16 mêtres suivant une pente de 24 cm. par mêtre afin d’affleurer le plancher du pont; cette chaussée, qui sera pavée, aura 5 mêtres de large, soit 1 mêtre en plus que le pont lui-même.

Les plans, le cahier des charges et le devis estimatif, montant à 6.903,27 francs, sont donc établis en conséquence.

Il était clair que, vu l’importance de la prompte réparation du pont et la nécessité de n’interrompre le cours de la navigation que pendant le moindre temps possible, l’entrepreneur prendrait ses dispositions pour avoir terminé ses travaux dans l’espace de vingt jours: vingt terrassiers travailleraient quatre jours aux fondations des deux culées et à l’établissement des deux batardeaux; en douze jours, la maçonnerie serait élevée au-dessus des eaux de navigation par sept maçons et quatorze aides; les quatre jours suivants, les culées seraient disposées à recevoir la charpente du pont qui aurait été préparée pendant ce temps.

L’entrepreneur devrait être payé au fur et à mesure des progrès de ses travaux, sur les certificats des ingénieurs, à l’exception d’un cinquième de l’ouvrage réel qui resterait jusqu’après la réception. Il resterait garant pendant un an des dits ouvrages et donnerait bonne et suffisante caution pour la dite garantie et sûreté des deniers publics.

Le 25 prairial, le préfet prenait un arrêté par lequel il autorisait enfin le maire des deux Acren à prendre à l’adjudication au rabais de la reconstruction dans la forme voulue par les lois et arrêtés du gouvernement concernant les travaux publics. Ces travaux seront exécutés d’après les plans, devis et détails estimatifs dressés à cet effet par l’ingénieur ordinaire Pascal qui dirigera cette construction et aura la faculté de faire surveiller les travaux par un conducteur.

Le préfet prévoit par ailleurs de prendre ultérieurement des dispositions permettant à la commune de faire face à la dépense que nécessitera cette reconstruction.

C’est que la situation financière de la commune n’est guère brillante. Aussi, le 29 prairial, le conseil municipal s’était réuni extraordinairement pour délibérer sur la manière de faire face à cette dépense de 6.938,27 francs. Le conseil était d’avis « qu’attendu que les communes des deux Acrènes sont sans moyens pécuniaires pour couvrir tout ou partie de cette dépense, qu’attendu que les communes des dits Acrènes se trouvent encore redevables d’une multitude de créances tant du chef des entretiens de différents ponts qu’autres chefs sans pouvoir y faire face, le seul moyen et le plus convenable est d’ajouter des centimes additionnels aux contributions reçues des dits deux Acrènes. Tout autre moyen n’est pas proposable et ne présenterait que des inconvénients qu’il faut éviter. »

Nous verrons bientôt de quelle manière ce problème sera réglé.

Le 12 messidor, vers 9 heures du matin, après publication à son de cloche et autres formalités prescrites, après lecture du cahier des charges, des arrêtés du préfet et des devis estimatifs, l’adjudication eut lieu à l’endroit ordinaire des séances en la mairie de Deux-Acren. La reconstruction fut d’abord mise à prix à 6.500 francs par C.-J. Lelubre ; le sieur Pasque, maire adjoint de Lessines, baissa à 6.400 francs, Lelubre à 5.450 francs puis Pasque à 5.400 et B. Debève à 5.390francs. Finalement, la reconstruction fut adjugée à Louis Declercq, d’Acren-Saint-Martin, et au sieur Pasque avec qui il s’était associé, pour la somme de 5.385 francs. Les adjudicataires promirent solennellement de remplir les conditions énoncées au cahier des charges.

Louis Declercq, né en 1755, était fils de Maximilien-Emmanuel et de Marie-Dorothée Larcin, et petit-fils de Guillaume Leclercq,  qui avait été fermier du droit de chausséage aux Acren de 1734 à 1737 et par là, chargé de l’entretien des ponts à cette époque. . Au début du rattachement de la Belgique à la République Française, il avait été agent municipal d’Acren-Saint-Martin.

Philippe-Joseph Pasque, maire-adjoint de Lessines, originaire de Bois-de-Lessines, était un des principaux maîtres de carrière de Lessines où il employa, suivant les époques, comme le maire Tacquenier, vingt à cent ouvriers.  Il semble que son rôle fut secondaire dans cette association.

Quoiqu’il en soit, les travaux furent entrepris et menés à bon terme puisque le 1 vendémiaire an 14, soit moins de trois mois après l’adjudication, l’ingénieur ordinaire Pascal et le maire Vanlierde descendaient sur les lieux et, en présence des entrepreneurs, visitaient, examinaient et faisaient toiser les ouvrages du pont et ceux faits aux abords; ayant reconnu qu’ils étaient tous solidement construits conformément aux clauses et conditions du devis et de l’adjudication, ils estimèrent que la somme de 5.385 francs pouvait être payée aux entrepreneurs conformément aux clauses prévues dans la dite adjudication.

Le cahier des charges prévoyait que l’entrepreneur serait payé de ses avances par trois termes fixes, c’est-à-dire dans le courant des trois années qui suivraient immédiatement l’achèvement des ouvrages; les intérêts devraient être payés la première année sur le montant du principal; ceux de la seconde année seraient calculés sur la somme restant à payer et ainsi de suite jusqu’à extinction du montant de la dépense. Les intérêts devant être ajoutés au principal, il serait fait un montant de chaque paiement par portions égales sur la masse totale.

Fin 1806, la commune demande au préfet à pouvoir ajouter des centimes additionnels aux contributions foncières et personnelles pendant trois années consécutives pour couvrir la dépense qu’a nécessité la reconstruction du pont et établir un droit de péage pour pouvoir subvenir aux frais d’entretien annuels. En réponse à une demande d’avis qui lui est adressée à ce sujet par le préfet le 29 décembre 1806, le sous-préfet Lahure répond que « les revenus annuels de ces deux villages réunis en un seul ne s’élèvent qu’à 1.210 francs; les dépenses absorbent ces revenus qui sont même insuffisants; on pourrait peut-être les augmenter au moyen de l’établissement d’un octroi sur les consommations, mais le produit en sera très mince s’il n’est établi en même temps sur les communes voisines, et ne pourra servir de longtemps à rembourser les entrepreneurs du pont dont le paiement a été stipulé par tiers dans le courant de trois années. » Le sous-préfet, qui partage l’avis du conseil municipal, soutient sa proposition « d’ajouter des centimes additionnels aux contributions réunies qui s’élèvent pour 1807 à 15.874 francs en principal, savoir 14.600 francs pour le foncier et 1.274 francs pour le personnel et le mobilier. » Une imposition extraordinaire de 11 centimes au franc sur ces contributions pendant l’espace de trois ans pourrait ainsi rapporter 5.238,42 francs soit 436.58 francs de moins que le montant de l’adjudication (5.385 francs) augmenté des frais à payer aux ingénieurs des ponts et chaussées du département (290 francs). La différence de 436.58 francs pourrait être fournie par la commune sur ses économies. A cette solution, le sous-préfet, suivant en celà le conseil municipal, préfère l’établissement d’un droit de péage: « Ce droit, écrit-il en effet, me parait de toute justice. Si le pont servait uniquement aux usages des habitants de la commune, je pourrais peut-être ne point partager l’opinion du conseil relativement à ce péage, mais il est de fait que les habitants des communes voisines y passent journellement soit pour aller à Grandmont, à Gand etc., soit pour arriver aux communes situées sur l’une ou l’autre rive de la Dendre, et dès lors, il me parait de toute justice qu’ils soient soumis à contribuer à la réparation d’un pont qu’ils contribuent, plus que les habitants eux-mêmes, à dégrader; il suffit, je crois, que le village des Deux-Acren soit chargé seul des frais de reconstruction du pont sans exiger encore qu’il en paie les réparations annuelles. »

Pourtant, à l’encontre de cet avis, le préfet Deconinck déclare le 21 mars 1807 « que la commune des Deux-Acren, comme la plupart des autres villages, ne peut établir de poids publics, de halles, foires ou marchés sur lesquels il puisse être perçu quelque droit, qu’elle ne peut user, pour accroître ses revenus, d’aucun des moyens que lui offrent la loi du 11 frimaire an 7 et l’arrêté du gouvernement du 4 thermidor an 10, qu’en conséquence, elle n’a d’autre moyen pour subvenir aux frais de la reconstruction de son pont communal établi sur la rivière de la Dendre que de s’imposer extraordinairement treize centimes par franc sur ses contributions foncière et personnelle, pendant trois années consécutives à compter de l’an 1808 et que sa demande à cet égard est de nature à être soumise au Corps Législatif dans sa session prochaine. »

Le 8 septembre 1807, le Corps Législatif rendait un décret autorisant la commune de Deux-Acren à s’imposer extraordinairement, en centimes additionnels à ses contributions directes et pour un terme de trois années, par portions égales, la somme de 6.190,86 francs pour être employée aux frais de la reconstruction du pont sur la rivière de la Dendre, à la tête des deux villages.

En conséquence, le 13 octobre suivant, le préfet priait le directeur des contributions directes de faire comprendre dans les rôles des contributions des Acren le tiers de cette somme pour 1808 et de continuer cette imposition pour 1809 et 1810.

En mai 1808, Louis Declercq demandait au receveur des contributions de Deux-Acren, Jean-Baptiste Vanlierde, de compter entre ses mains et par douzièmes, le montant des frais de reconstruction du pont. Renseignements pris, J.-B. Vanlierde dut verser cette somme dans la caisse du sieur Verdure, receveur particulier.  Cette procédure fut confirmée par une lettre du 8 juin du receveur général du département, le sieur Hennekinne, au préfet; il signale que cette somme lui a été remise par le directeur des contributions, que son compte des contributions directes de 1808 en a été crédité et que, par suite, le receveur général, le receveur particulier de l'arrondissement de Tournai et le percepteur de Deux-Acren en sont débités. Il ajoute: « Je suis donc comptable envers le Trésor Public de cette somme, et je ne puis me libérer qu’en lui représentant votre mandat duement acquitté et accompagné du certificat de messieurs les ingénieurs. Nulle autre autorité que la vôtre, Monsieur le Préfet, n’a le droit de s’emparer de cette somme imposée d’après un décret impérial. C’est à vous d’en surveiller l’emploi, [...]; c’est par ce principe de conservation que les deniers publics demeureront affectés à leur destination, puisque vous les trouverez toujours à votre disposition dans ma caisse. »

Dès le lendemain, le préfet faisait écrire au percepteur Vanlierde pour lui indiquer que le montant de cette imposition serait compté à l’entrepreneur à mesure des rentrées, d’après les mandats du préfet, en joignant le certificat de réception des ouvrages par l’ingénieur. Il terminait en priant son correspondant d’indiquer à l’entrepreneur la marche qu’il devait suivre.

On peut supposer que Louis Declercq allait enfin recevoir son dû...

J. Declercq.

Mars 1996.

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