Petites notes d'Histoire Locale

Jacques Declercq

L’ODYSSEE DES DIX-SEPT

- Fleurus - 1er trimestre 1983 -

  L’ODYSSEE DES DIX-SEPT.

(Robert Vananove et Jacques Declercq).

Avant-propos.

Au moment de son décès, survenu brutalement le 6 août 1995 à Grandmetz , Robert Vananove avait rédigé une grande partie de ses souvenirs relatifs à la période mai-août 1940 qu’il avait passée, avec seize autres jeunes de Grandmetz, dans les Centres de Recrutement de l’Armée Belge (C. R. A. B.) dans le sud de la France, et plus particulièrement à Murviel, près de Béziers.

La mort l’a malheureusement empêché de terminer son récit.

Ce sont donc ces notes que nous nous proposons de publier ici, complétées de renseignements généraux tirés de l’ouvrage de Jean-Pierre du Ry  et de renseignements plus particuliers qui nous ont été aimablement communiqués par deux survivants de cette équipée : Florent Leleux et Rodolphe Colinet, que nous tenons à remercier tout particulièrement pour leur précieuse collaboration.

Fils d’Oswald , fermier de la ferme du Château à Grandmetz, et d’Angèle Fontaine, Robert Vananove est né à Grandmetz le 2 octobre 1921. Il poursuivait des études d’instituteur lorsque survinrent le 10 mai 1940 et l’invasion de la Belgique par les troupes hitlériennes.

Répondant, comme des milliers d’autres jeunes Belges, à l’ordre de rejoindre les centres de recrutement de l’armée belge, il devint chef du cantonnement n° 20 à Murviel.

Rentré en Belgique en août 1940, il termine l’année suivante, à l’Ecole Normale de Tournai, ses études d’instituteur, avant de rejoindre les rangs des Partisans Armés (services reconnus du 1 juin 1943 au 14 octobre 1944)  et d’être incorporé à partir du 25 avril 1945 au 2° Groupe de Contrôle des Transports (GCT II/153).

En janvier 1945, il avait épousé à Grandmetz Marie-Louise Parent, fille d’Henri  et de Lucienne Ragaru.

Il n’exerça guère le métier d’instituteur mais entreprit des études de technicien en constructions civiles avant d’occuper la fonction de géomètre du cadastre à Leuze. C’est en 1955 qu’il entra au Ministère de l’Education Nationale où il termina sa carrière comme moniteur d’organisation.

A son décès, il était titulaire de la Croix Civique de 2° classe, de la Médaille de la Résistance, de la Médaille Commémorative 1940-45 avec sabres croisés et de la Médaille des C. R. A. B.

Le texte de ses souvenirs est rédigé recto-verso sur des feuilles quadrillées paginées par chapitres dont la table figure en début de texte :

1.  Etape de Grandmetz vers Furnes-Poperinghe.

2.  Passage en France, direction Abbeville.

3.  Bombardement d’Abbeville.

4.  Abbeville-Eu à pied.

5.  Eu. Embarquement à bord du train royal.

6.  Eu-Carcassonne.

7.  Carcassonne-Narbonne.

8.  Narbonne-Béziers en bus.

9.  Arrivée à Murviel.

10. Le cantonnement n° 20.

11. Séjour à 17.

12. Inscription des 3 frères Dewée.

13. Départ d’Ernest, Henri, Léopold, Paul, Léon, Emile... au front.

14. Départ de Florent Leleux vers Mont-de-Marsan.

15. Séjour de Marcel Dupire à l’hôpital de Béziers.

16. Retour des premiers à Grandmetz.

17. Retour des autres.

18. Que sont-ils devenus cinquante ans après.

Nous l’avons dit, tous ces chapitres, faute de temps, ne furent pas traités. Il manque les 1°, 13°, 14°, 16°, 17° et 18°, qui n’ont pas été écrits.

Nous avons donc tenté de les reconstituer grâce aux souvenirs de Rodolphe Colinet et de Florent Leleux, ainsi qu’au livre de Jean-Pierre du Ry

Le départ

Depuis 1937, divers arrêtés royaux avaient mis sur pied une réserve de recrutement de l’armée belge et déterminé sa composition et les étapes de sa mobilisation.

Cette réserve de recrutement avait été créée afin d’éviter (contrairement à ce qui s’était passé en 14 -18) que des jeunes mobilisables ne restent, en cas d’invasion, bloqués en territoire occupé, devenant par là non seulement indisponibles pour les combats ultérieurs, mais encore susceptibles d’être déportés et astreints au travail obligatoire par l’occupant.

Dès les premières heures de l’attaque allemande, un premier appel était lancé aux jeunes de 16 à 35 ans vivant à l’est des lignes de défense constituées par la Meuse et le Canal Albert et au quatrième jour de l’invasion, l’ensemble de la réserve de recrutement avait reçu l’ordre de repli sur la France.

Convoqués par voie d’affiches et de presse, les personnes concernées devaient se rendre par leurs propres moyens (les transports par chemin de fer étaient gratuits pour elles) et munies de vivres pour quarante-huit heures dans un dépôt de renfort et d’instruction ou dans un centre de triage. Les habitants du Hainaut, mis à part ceux de Charleroi, devaient se rendre à Poperinghe.

Le centre de Poperinghe était commandé par le colonel Jules Van Houberg, ancien de 14-18, aidé de trois lieutenants.

C’est pour rejoindre cette localité que, le 12 mai à 10 heures, dix-sept jeunes, parmi lesquels Robert Vananove, prenaient le train à la gare de Grandmetz.

Il régnait une situation chaotique dans la petite ville flamande qui avait recueilli quelque 100.000  réfugiés. Un témoin écrira : « La Grand-Place était noire de monde, pleine de garçons qui criaient à manger, à manger, à manger ! ». Un autre dira : « On aurait pu marcher sur les têtes ».

Il s’agit alors d’évacuer vers la France les 16-35 ans de la réserve de recrutement. Malgré la pagaille qui règne dans le réseau ferroviaire, le colonel Van Houberg fera embarquer le 15 mai 1.200 hommes dans un train. Six autres convois s’ébranleront encore de Poperinghe le 17, emmenant vers le sud 7.500 hommes. Parmi eux, les jeunes de Grandmetz.

Nous n’avons pas pu déterminer à quelle date les hommes de Grandmetz ont quitté la Belgique.

Quoi qu’il en soit, ils parvinrent jusqu’à Abbeville, juste à temps pour assister au bombardement de cette ville, le 20 mai. C’est là que commence le récit de R. Vananove.

Carte du voyage à Murviel et du retour, dressée par Florent Leleux.

Les souvenirs de Robert Vananove, ou l’Odyssée des Dix-sept.

Le 10 mai 1940, le gouvernement ordonne à tous les hommes âgés de 16 à 35 ans de rejoindre les rangs de l’armée et de se diriger sur la France.

C’est ainsi que dix-sept hommes concernés par cet ordre se retrouvent sur le quai de la gare de Grandmetz le 12 mai à 10 heures.

Ils disent au revoir qui à leurs parents, qui à leur femme ou à leur fiancée et ainsi commence l’Odyssée des Dix-sept.

Le bombardement d’Abbeville.

Je m’en souviens. Nous étions arrêtés sur la ligne de chemin de fer à 1 km environ au-delà de la gare d’Abbeville. Cette ligne de chemin de fer était largement encaissée, à deux voies parallèles.

Nous étions assis dans un wagon de marchandises (hommes 40, chevaux 8). Sur la voie parallèle était arrêté un autre train militaire, des Tommies. Ils allaient au front, repousser l’envahisseur, pleins d’enthousiasme et de confiance.

A peu de distance, nous voyions les avions allemands bombarder Abbeville, et surtout la gare. En sortant de nos wagons, nous apercevions les bombes tomber et des colonnes de fumée s’élever des incendies provoqués.

A un certain moment, les Tommies ont sorti leur arsenal de guerre, installé entre les deux trains leurs mitrailleuses sur pied et lorsque les Messerschmidt sont revenus, ils n’ont pas hésité à les mitrailler. Nous avons vu un avion allemand tomber sur la ville avec une colonne de fumée.

La réaction ne fut pas longue. Je vois encore ces machines de guerre prendre notre ligne de chemin de fer en enfilade et, en piqué, à quelques dizaines de mètres, mitrailler nos convois. En quelques  secondes, nous étions hors des wagons et couchés sous ceux-ci, entre les essieux.

Nous avons subi ainsi trois assauts et les balles des mitrailleuses traversaient le haut de nos wagons.

Le calme revenu, nous sommes sortis de nos cachettes. Les officiers anglais rassemblaient leurs hommes et, sac au dos, mitrailleuse sur l’épaule, les faisaient suivre la voie de chemin de fer pour monter à pied vers le front.

Le soir venu, nous sommes remontés dans nos wagons et, toutes ces émotions nous ayant fatigués, nous nous sommes endormis.

A cinq heures du matin, Léopold est descendu et a suivi la ligne de chemin de fer. Une heure après, il est revenu, nous a réveillés pour nous annoncer que nous étions les seuls êtres vivants sur plusieurs centaines de mètres de chaque côté. Les convois vides étaient bloqués à la queue-leu-leu.

Il fallait prendre une décision. D’abord manger, puis partir. Ce n’était, le long de cette voie, que valises éventrées, abandonnées ; nous avons visité le train militaire abandonné et dans le dernier wagon de marchandise, nous avons trouvé du ravitaillement, des boîtes de sardines, du chocolat. Je me souviens que là, j’ai trouvé un réveil, un baromètre, une paire de souliers neufs de pointure 42, - je chausse du 37, mais ils sont les bienvenus -, et un appareil photographique. Tout ce matériel a été suspendu à mon sac à dos.

Nous avons vidé des valises abandonnées et les avons remplies de ravitaillement. Nous avions emporté au départ quelques provisions vite épuisées, et à Poperinghe, Oger avait réussi à nous ravitailler en pain et en bière. La découverte des provisions anglaises a suffi à nous rassasier. Je vois encore ce tonneau de vin percé par la mitraillade et tout le vin rouge couler à travers du plancher.

Une décision à prendre : maintenant se mettre en route. Nous étions précédés par des évacués qui nous annonçaient des nouvelles peu rassurantes : les Allemands avançaient.

Je me souviens de ce triste tableau : deux jumeaux d’environ 17-18 ans avaient été tués la veille par le mitraillage des Messerschmidt sous les yeux de leurs parents. Je vois encore ce père et cette mère, prostrés près des corps de leurs fils, voulant tous deux mourir sur place, à côté des deux cadavres allongés sur le talus. Qui les aura enterrés ?

Et pourtant, nous sommes repartis à pied le long des convois pour joindre la côte. Nous avons suivi pendant des heures cette ligne de chemin de fer. Nous sommes arrivés dans une gare avec de nombreuses voies : c’était Eu.

Nous avons cherché des renseignements. Puis nous avons aperçu une locomotive tirant quelques wagons. Nous sommes parvenus, après des palabres avec un chef-garde portant une couronne royale sur son képi, à lui imposer notre présence. C’était, paraît-il, le train royal en partance pour l’Espagne. Quelques personnes nous avaient suivis. Nous étions une bonne vingtaine entassés dans un demi  fourgon qui devait servir au transport de marchandises, l’autre demi étant le logement du garde du convoi.

Après quelques heures, nous avons appris que ce convoi, composé au maximum de trois voitures et de ce fameux fourgon de queue, se rendait en Espagne ; tous ensemble, nous avons décidé de nous y laisser conduire. Au fil des heures, nous sommes arrivés à Carcassonne.

Quelques copains sont partis aux renseignements. La gare était pleine de gens du nord qu’on essayait de caser dans les environs.

Devant cette pagaille, nous avons regagné notre fourgon, nous y sommes dissimulés, portes fermées, et avons attendu.

Puis le train est reparti et à l’arrêt suivant, nous étions à Narbonne. Mais là, notre présence devait être signalée car nos portes se sont ouvertes et la gendarmerie française nous a poliment priés de vider les lieux et de rejoindre les évacués à la gare où nous avons reçu à boire.

Toujours groupés à 17, on nous a embarqués dans un bus et c’est comme cela que nous sommes arrivés sur la place de Murviel où nous avaient devancé énormément de jeunes, presque tous des Flamands.

Nous avons circulé dans les groupes et avons appris qu’il y avait un commandant de place qui était chargé de répartir les hommes dans les cantonnements.

Je me suis présenté au bureau de ce commandant. J’ai expliqué que nous étions dix-sept jeunes du même village, que nous avions fait tout le chemin depuis la Belgique ensemble et que, dans la mesure du possible, nous serions heureux de rester ensemble.

Cette possibilité nous fut accordée et on nous attribua la grange de Célestin Griffe, le cantonnement n° 20.

Le cantonnement n° 20.

Une très grosse bâtisse ; au rez-de-chaussée, une grange avec porte cochère et une petite porte, toutes deux encadrées de pierres de France avec clé de voûte ; à côté, une écurie avec un vieux cheval et, à l’arrière de celle-ci, un escalier donnant vers l’extérieur et accédant à une cour, la cour du bistrot. Au premier étage, l’appartement de Célestin Griffe, propriétaire de tout le bloc, déjà âgé de 80 ans à cette époque. Au second étage, l’appartement de son beau-fils, de sa fille et du petit Roger, alors âgé de 13-14 ans.

Le jeune ménage exploitait le café attenant. Cette partie a été vendue et transformée. C’est maintenant devenu le bureau des postes.

Ces appartements étaient accessibles par un escalier extérieur adossé au pignon de l’écurie et donnant également sur la terrasse du café. Que sont-ils devenus ?

C’est là que Léopold a baptisé notre grange « Aux Privés d’Amour ».

Notre installation.

Elle fut très rapide. On a plus ou moins nettoyé la grange au sol en terre battue et enlevé les toiles d’araignées.

Ce local fut divisé en deux parties. Le coin à dormir était dans le fond du local, où la paille que l’on nous avait distribuée était étendue sur deux rangées, une  de huit et une de neuf personnes. La paille était retenue par une planche posée à champ.

La deuxième partie était le coin à manger. En entrant dans la grange, à droite derrière cette demi grand-porte, il y avait une ancienne cheminée avec une cuve en fonte qui servait à cuire les aliments des animaux. Inutilisable. Après maints lavages, cette cuve servait de garde-manger pour le pain. Nous avons récupéré une table à tréteaux et deux bancs pour y manger. Après quelques temps, les camarades ont installé des étagères pour le rangement. Nous nous installions...

Le surlendemain de notre arrivée, je fus appelé au bureau du commandant. J’étais alors le seul connu et je fus désigné comme chef du cantonnement, responsable de l’ordre, du ravitaillement et de tous les rapports entre les copains et le commandement.

La première remarque que l’on me fit fut que la grange devait abriter vingt personnes et que nous n’y étions que dix-sept. L’on me signifia que je devais compléter l’effectif, soit en y inscrivant trois autres personnes, soit qu’on nous les imposerait.

Par une chance inouïe, nous avons rencontré les trois frères Dewez qui, bien munis d’argent, avaient trouvé place à l’hôtel, mais devaient absolument être inscrits dans un cantonnement et y être recensés.

Nous les avons acceptés dans notre campement, mais ne les voyions que très rarement. Nous avions donc notre compte de personnes. Autre avantage : nous bénéficiions de trois rations supplémentaires : pain, repas de midi etc...

La vie au camp.

Des cuisines militaires étaient installées au bas de la rue et tous les jours, c’était la cohue et la queue pour recevoir la ration du dîner et le pain pour le reste de la journée.

Après un peu d’organisation et de connaissance, à tour de rôle, avec seaux et marmites, deux ou trois hommes faisaient la file et ramenaient les parts de tous au cantonnement. Chacun mangeait selon sa faim et le pain supplémentaire était conservé dans la cuve en fonte. Nous avions enduré à l’aller mais nous prévoyions déjà le retour.

Peu à peu la vie s’organisa. Chaque jour à 10 heures, il y avait appel au bureau du commandant  pour tous les chefs de cantonnement. On faisait rapport sur la vie du groupe, exprimait les désirs des uns, les remarques des autres ; on y recevait les instructions et les devoirs à observer. On nous imposa le couvre-feu.

Chaque semaine, il fallait désigner un homme pour faire le ramassage des ordures avec un camion.

Après quelques jours, Ernest, Henri Vandenhende, Léopold, Fernand et quelques autres proposèrent leurs services à la ferme voisine. Ils purent ainsi s’occuper, faucher la luzerne ou l’avoine, sulfater les vignes et effectuer divers travaux aux cultures locales. Une reconnaissance s’était établie entre ces hommes et la fermière et bien souvent, ils ramenaient au cantonnement un seau de vin ou d’autres ravitaillements.

Le vin, nous en avions trop, alors on le transvasait dans des bouteilles et après quelques jours, nous avions un vin aigre. Il nous servait à assaisonner notre salade.

Georges allait tous les jours à la pêche dans l’Orb à Réals. Quelquefois, on mangeait du poisson.

Le vieux Célestin nous avait pris en amitié, Georges et moi. Il se levait très tôt et allait se promener dans les vignes. Un jour, il avait cueilli un seau de petits escargots. Il nous proposa de les cuire et les préparer à sa façon. Nous acceptâmes et c’est ainsi que , pour la première fois, nous avons mangé des escargots. Pour ce que je m’en souvienne, il les fit dégorger avec du sel, puis cuire ; puis il les extraya de leur coquille et prépara une sauce à l’ail dans une casserole où il termina la cuisson des escargots. Depuis ce jour, j’adore les escargots.

Je vous ai dit que le cantonnement était pour vingt hommes, que nous y étions dix-sept de Grandmetz et que pour compléter le nombre, nous avions hébergé les trois frères Dewez.

Ces pauvres avaient un compte en banque à Bordeaux et quand le besoin s’en faisait sentir, on transférait des fonds à Béziers où ils allaient se réapprovisionner.

Un jour, ils avaient décidé de rentrer en Belgique, et pour fêter l’événement, ils ont payé à boire à tous les présents. Tant et si bien que le bistrot a été fermé à la clientèle habituelle et l’occupation du local réservée à notre groupe. Qu’est-ce qu’on y vida !

Toutes les bouteilles alignées sur le comptoir, sur une espèce de verrier, y passèrent (Pernod, Gentiane, Anisette, Marie Brisard), et c’est là qu’arrive mon histoire.

Le Ricard se buvait dans des verres à bière. Marcel Dupire, malgré les avertissements, s’en pourléchait les babines et aux nombreuses mises en garde, il répondait : « Du pareil, j’é buvrie enn’tonne ». (De cela, j’en boirais un tonneau). Jusqu’au moment où on dut ramener Marcel sur la paille au cantonnement.

Je dois vous signaler que le repas de midi était constitué principalement de haricots blancs. Mais la nuit, le Ricard ne faisant pas bon ménage avec les haricots, le pauvre voulut savoir s’il avait eu son compte et tout le dîner, les apéros, les pousse-café firent le voyage en sens inverse.

Quelqu’un vola à son secours ; son seul et grand copain était Emile Fontaine, qui lui tendit un seau où il pouvait se soulager.

Toute la chambrée était sur pied et suivait anxieusement l’évolution de la situation. Lorsque le seau fut à moitié rempli, quelqu’un situé au deuxième rang, par inadvertance ou par mégarde, poussa un petit coup et dans la panique, le seau se renversa et Marcel reçut tout son contenu sur le corps.

Le lendemain, il était raide, il était dégoûtant et il puait. On put aussi, à la place qu’il occupait, enlever toute la paille : c’était du fumier.

Cet incident se passa très vite, et quelques jours plus tard, c’était oublié.

Marcel est mort.

Je vous ai dit que chaque cantonnement devait déléguer un homme pour le ramassage des immondices. C’était au tour de Marcel.

Nous le voyons encore assis sur les ridelles du camion, en train de faire le singe. Voilà-t’il pas que dans un virage pris trop sèchement par le chauffeur, notre Marcel est déséquilibré et tombe sur la route de toute la hauteur du camion.

Assommé, blessé, on appelle une ambulance de l’hôpital de Béziers, et voilà notre Marcel parti.

Le lendemain, le bruit court à Murviel que le jeune homme emmené la veille à l’hôpital est décédé. Consternation dans notre camp.

Nous décidons, Florent et moi, de nous rendre à la clinique pour de plus amples renseignements. Là, on nous confirme que le jeune homme de Murviel emmené la veille à l’hôpital est décédé. Nous rentrons donc apprendre à nos camarades la triste nouvelle.

J’ai oublié de vous dire qu’au départ de Grandmetz, nous avions tous des provisions vite épuisées, mais que Marcel, par souci de prévoyance, avait emporté dans son sac à dos un jambon de 4 à 5 kgs et un pot de beurre de quelques kilos. Avec le pain que nous recevions, c’était son repas du soir.

Le voilà décédé, et les provisions n’étaient toujours pas épuisées. Après examen des objets personnels restés au cantonnement, la décision fut prise de partager les victuailles et chacun hérita d’un peu de jambon et d’une bonne couche de beurre sur sa tartine. Plutôt que du gaspillage...

Enfin, la vie continue et plus personne ne pense au jambon, et de moins en moins à Marcel.

Voilà-t’il pas qu’une dizaine de jours après tous ces événements, le bus venant de Bézier et passant par Murviel débarque un fringant jeune homme tout gaillard..."

 

Ainsi se termine le texte que R. Vananove nous a laissé.

Le fringant jeune homme tout gaillard qui débarquait du bus de Béziers n’était évidemment autre que Marcel Dupire, bien vivant et en pleine forme, et qui n’en voulut pas trop à ses camarades d’avoir ainsi fait le partage de ses victuailles.

 La fin du séjour.

Une autre épreuve attendait encore la bande des 17 : celle de l’éclatement de leur groupe.

Ce fut d’abord Florent Leleux qui, comme étudiant en pharmacie, dut quitter Murviel pour rejoindre le service de santé de l’armée belge aux Sables-d’Olonnes. Parti le mercredi 18 juin par Mont-de-Marsan, il ne put cependant dépasser Bordeaux à cause de l’avance allemande et revint à Murviel.

Plus tragique aurait pu être le départ, début juin, de neuf hommes réquisitionnés et envoyés vers le front.

En effet, sous la pression du gouvernement français, le gouvernement Pierlot allait mettre à la disposition de l’armée française des compagnies de travailleurs âgés en principe de plus de 19 ans.

Destinées à l’arrière du front pour aider le génie français à édifier des lignes de défense, ces compagnies vont se retrouver brutalement, sans aucune préparation, en première ligne, face à l’avance fulgurante des troupes allemandes.

A Murviel, le 1 juin à 19 heures, les lois militaires avaient été lues à tous les C. R. A. B. leur indiquant par là leur statut de militaire (statut qui leur sera refusé par ailleurs après la guerre...).

Parmi les jeunes de Grandmetz incorporés dans ces compagnies, citons Léon Deparis, Léopold Papin, Ernest Duhain, Henri Vandenhende, Paul Cambier, Emile Fontaine, Marcel Leclercq et Jean Delehaye.

Tous eurent la chance de rentrer sains et saufs à Grandmetz, avant même leurs compagnons restés à Murviel.

Quant à ceux-ci, ils passaient leur temps comme ils pouvaient, aidant les habitants de ce pauvre pays aux travaux agricoles et ménagers, ce qui leur permettait d’améliorer l’ordinaire de la cantine dont les cuistots, tous nordistes, semblaient mieux remplir les gamelles des Flamands que celles des Wallons.  A partir du 15 juillet, ils toucheront une solde de trois francs par jour.

Grâce à la faveur dont il jouit, vu sa jeunesse, auprès de la boutiquière du coin, R. Colinet peut fournir à G. Bille du matériel de pêche dont il se servira pour aller pêcher dans l’Orb.

Ce torrent poussera, par ces chaleurs peu habituelles pour des Belges, ces jeunes à la baignade qui, pourtant, n’était pas sans danger dans ses eaux glaciales. R. Colinet se souvient de la noyade de trois C. R. A. B. Le 9 juin, deux fils uniques de 17 et 18 ans, l’un de Meslin-l’Evêque, l’autre de Jumet, morts par noyade, seront enterrés à Murviel. . Sont-ce ces deux décès que J. P. du Ry cite à Murviel le 5 juin?

Fin juillet, des entrevues ont lieu entre le colonel Goethals et le général von Falkenhausen en vue d’organiser le rapatriement rapide des C. R. A. B.

Cepandant, dès avant la mise sur pied de cette organisation, des initiatives privées s’étaient vues couronner de succès. Ainsi, le 23 juillet, deux camions partis de Merelbeke (Flandre Orientale) arrivent à Murviel et repartent aussitôt avec les Merelbekois du cantonnement.

Le jeudi 1 août, les quelque 200 hommes restant encore à Murviel, parmi lesquels, sans doute, nos Grandmetois, sont informés qu’ils doivent être le samedi 3 à 22 heures à la gare de Magalas.

« Cette joyeuse perspective efface toutes les tristesses. La joie éclate dans la soirée qui précède la levée du cantonnement. Des granges et d’autres logements, les futurs rapatriés se dirigent vers la place du marché. On crie, on se congratule, on chante. La nuit entière est consacrée à de sympathiques débordements. Ceux qui veulent quand même dormir en sont pour leurs frais : la bruyante euphorie troublera leur repos jusqu’au petit matin ».

Alors s’effectue le retour tant attendu : en wagons à bestiaux, sans en sortir, ravitaillés parcimonieusement par la Croix-Rouge, ils remontent vers le nord : Toulouse, Montauban, Cahors, Brive, Limoges, Vierzon, où l’on passe la ligne de démarcation, Orléans, l’est de Paris, Compiègne, Saint-Quentin, Mons; et de Mons, par Leuze jusqu’à Ath. Et partout, sur les quais des gares de la zone occupée, les uniformes allemands... Passant à Mons le vendredi 9 août vers 13 heures, le train déposera nos hommes à Grandmetz vers 18 heures.

Un seul n’ira pas jusqu’à Ath : R. Colinet sautera du train qui ralentissait à Ligne et sera ainsi le premier rentré à Grandmetz à goûter aux joies des retrouvailles.

La date exacte de ce retour reste inconnue ; mais les états de service de R. Vananove portent, pour la reconnaissance du statut C. R. A. B. celle du 6 août 1940.

Epilogue.

Rentrés dans un pays vaincu, occupé, dévasté, nos jeunes gens découvraient une vie nouvelle qui s’ouvrait devant eux.

Ce qu’il advint de R. Vananove, nous l’avons signalé plus haut. Rodolphe Colinet établit un commerce de charbon à Chapelle-à-Wattines. Léopold Papin, qui aurait dû être incorporé au 11° d’artillerie à Tournai avec la classe 1938 mais ne l’avait pas été à cause des circonstances, fut réquisitionné du 30/11/1942 au 8/3/1943 pour le travail obligatoire en Allemagne ; il sera ensuite chauffeur de camion. Henri Vandenhende deviendra cantonnier communal ; Emile Fontaine, cultivateur, de même que Marcel Dupire et Léon Deparis qui, appelé avec la classe 41 grossira les rangs du 45° fusiliers à Audenarde et sera plus tard conseiller communal et échevin de Grandmetz. Marcel Leclercq sera ouvrier à la S. N. C. B. alors qu’Edouard Moreau y sera ingénieur. Jean Delehaye sera cafetier ; Ernest Duhain, plafonneur, mourra accidentellement à Melles. Florent Leleux sera pharmacien à Tournai ; Paul Cambier, représentant en textile et Georges Bille, directeur à Sobelta.

Les survivants de cette équipée ne manquèrent pas, lorsqu’enfin l’administration leur reconnut, près de cinquante ans après, le droit à la reconnaissance nationale, de réclamer la carte attestant de leur qualité de C. R. A. B. et  du droit à porter la distnction honorifique y afférente.

 

Les Crabs de Grandmetz devant la grange de Célestin Griffe.

De gauche à droite:

Accroupis: Rodolphe Colinet, Léopold Papin, Henri Vandenhende, Oger Declèves, Emile Fontaine;

Debout: Marcel Leclercq, Edouard Moreau, Jean Delehaye, Marcel Dupire, Léon Deparis, Ernest Duhain, , Florent Leleux, Henri Duhain, Fernand Gérard, Paul Cambier, Robert Vananove, devant Georges Bille.

 

La grange de Célestin Griffe, 40 ans après...

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