Petites notes d'Histoire Locale

Jacques Declercq

Correspondance de guerre d'un Lessinois: François Blomart

- Fleurus - juillet - août 1984 -

Correspondance de guerre d'un Lessinois: François Blomart. (1914-1919).

Article publié dans Bulletin du Cercle d'Histoire de l'Entité Lessinoise. N° 14, juillet - août 1984.

 Préface par le Président du F.U. A. P. de Lessines.

C'est certainement avec une vive émotion que bon nombre de nos concitoyens prendront connaissance de la correspondance de guerre 1914 / 1919 d'un Lessinois nommé François Blomart.

Les lettres adressées à ses parents et à ses amis sont rédigées en termes simples, mais combien émouvants; elles expriment à la fois les nobles sentiments qui animaient nos soldats de l'Yser au combat, leurs réactions bien compréhensibles lors de l'occupation en Allemagne et leur difficile réintégration dans la vie civile.

En tant que président du Front Unique des Associations Patriotiques de la Ville de Lessines, je tiens à remercier Monsieur Jacques Declercq d'avoir analysé avec compétence le contenu de ces missives.

La publication de ces documents par le Cercle d'Histoire de l'Entité Lessinoise cadre bien avec notre souci actuel de perpétuer le souvenir des souffrances morales et physiques endurées par les peuples pour défendre leurs libertés les plus élémentaires.

Lessines, le 6 juin 1984.

Le Président du Front Unique des Associations Patriotiques.

Jean Druart.

2.  Les lettres de François Blomart.

Au début du mois d'août 1914, les soldats miliciens de la classe 1914 sont, devant la poussée allemande, dirigés vers le littoral belge avant de recevoir leur instruction en France et de participer activement aux hostilités.

Nous avons pu retrouver une intéressante série de lettres écrites par un Lessinois ayant fait partie de cette classe.

Il s'agit de la correspondance de guerre, s'étendant du 4 octobre 1914 au 8 juillet 1919, de François Blomart, fils de Louis, boucher à la Grand'Rue à Lessines, incorporé à la 10° compagnie du 7° de ligne

Ecrites tantôt à l'encre, tantôt au crayon quand "le marchand d'encre est en villégiature à Fresnes",  ornées parfois de dessins, ces lettres nous font, non sans humour parfois, partager la vie des combattants de ce premier conflit mondial. Grâce à elles, nous percevons mieux l'évolution de leur moral, de leur sentiment patriotique, de leur façon d'être et de vivre.

Ces missives sont adressées pour la plupart à ses parents, certaines à sa sœur, Finette, d'autres enfin à des amis, mobilisés ou non.

A côté de cartes "officielles" transmises par des organismes comme la Croix Rouge, qui sont très brèves et ne nous apprennent pratiquement rien sinon que "la santé est toujours bonne,  espérant qu'il en est de même pour vous"  et que "croyez le bien, je ne vous oublie pas et pense souvent à vous tous, ainsi qu'aux copains"  , on trouve une série de lettres qui sont beaucoup plus intéressantes, qu'il fait parvenir à Lessines par une filière échappant à la censure en passant par la Hollande. Pour parvenir jusqu'à cette ville, elles mettent de quelques jours à quelques mois, et il en va de même dans l'autre sens.

Mais beaucoup se perdent et n'arrivent pas à destination: "vous me dites que vous n'avez reçu que trois lettres et j'en ai écrites plus de vingt" , "j'écris tous les quinze jours de différents côtés en Hollande, mais je ne reçois jamais rien" .

Entre avril et octobre 1915, long silence: "je vous ai écrit deux ou trois fois et vous vous plaignez de ne rien recevoir, mais je dois vous dire que l'intermédiaire par qui je vous adressais mes lettres était fait prisonnier."

Malgré ces avatars, quarante-quatre lettres nous sont parvenues qui vont nous permettre de suivre François Blomart pendant ces quatre années de Grande Guerre.

 

3. L'itinéraire.

Le 2 octobre 1914, vers 2 heures de l'après-midi, François Blomart quitte la gare de Gand Saint-Pierre, où il rencontre cinq à six trains bondés de soldats anglais partant pour Anvers, "moment inoubliable" . Il y a reçu des fruits, des crevettes, de la bonne eau, cigares et cigarettes à volonté.

Passant par Saint-Nicolas et Zelzate, il arrive à Anvers d'où il est envoyé sur Ostende qu'il atteint en wagons à bestiaux. Là, les recrues sont logées dans une école communale de filles et l'incertitude commence: vont-elles être dirigées sur l'Angleterre ou la France, ou rester dans cette ville? Mais le 6 octobre, François Blomart est déjà à Dixmude, logé chez "un millionnaire".

Après quelques jours, il reprend le train pour Dunkerque. Les hommes quittent ce convoi non loin de la frontière et font à pied les 21 kilomètres restants. De là, en navire marchand, ils gagnent Cherbourg après une traversée de vingt-six heures. "La nuit ne fut pas gaie pour nous".  

Puis, par chemin de fer encore, ils parviennent à Caen, terme provisoire de ce voyage. Le séjour dans cette ville se prolongera jusqu'au 12 décembre, date à laquelle sa compagnie gagne le centre d'instruction de Sommervieu, "tout petit village" du Calvados.

En juin ou juillet 1915, notre homme rentre en campagne dans les rangs du  1er régiment de chasseurs à pied, formant avec le 4ème de même arme la brigade N de la III° division d'armée.

Pour lui commence la vie des tranchées. Du 12 juillet 1915 à l'armistice, ses lettres seront datées "en campagne".

Le 1er chasseurs à pied avait participé dès le 14 octobre 1914 à la défense du front Schoorbakke - Tervaete et à la bataille dans le secteur de Pervijse - Caeskerke. Pendant la période de stabilisation, il occupe diverses parties du front. Le 28 septembre 1918, avec le 4ème régiment, partant du secteur de Boesinghe, il enlève Langemarck, Poelkappelle, Westroosebeke, Oostnieuwkerke, Most, et, le 4 octobre, s'arrête devant Roulers. Du 14 au 30 octobre, la 9ème division d'infanterie, à laquelle il appartient maintenant avec le 4ème chasseurs à pied et le 14ème de ligne, participe à la bataille de Tourhout - Tielt et progresse jusqu'au 11 novembre par Lootenhulle, Nevele, Leerne-Saint-Martin, Deurle, Bommelhoek et La Pinte pour terminer la guerre sur la rive gauche de l'Escaut, de Seeverghem à Eecke.

Pendant cette campagne, le régiment obtint les citations: "LIEGE - ANVERS - YSER - MERCKEM - OOSTNIEUWKERKE" et son drapeau fut décoré de l'Ordre de Léopold par le roi Albert.  

Mais il ne semble pas que François Blomart ait terminé la guerre dans les rangs de ce régiment puisqu'une lettre datée d'octobre 1918 porte la mention "3ème chasseurs à pied".

C'est ce régiment qui, à l'offensive libératrice, enlève Moorslede et le château de Koekuithoek puis, à l'aile gauche, attaque énergiquement à Ronselestraat la forte position du canal de dérivation, refoulant les Allemands le 2 novembre. Ces derniers font alors front à Cluysen mais, battus encore, ils se replient sur le canal Gand - Terneuzen où, aux environs de Terdonk, ils résisteront jusqu'à l'armistice aux efforts de passage du régiment.

Le drapeau du 3ème chasseurs à pied, décoré lui aussi de l'Ordre de Léopold, port les citations: "ANVERS - YSER - BEERST BLOOTE - MOORSLEDE".

Le 13 novembre 1918, notre Lessinois écrit d'Eecloo sa première lettre en pays libéré.

Joie suprême! Quelques jours après, il rejoint Lessines pour une courte permission et le 24, après un voyage de trois jours, il retrouve son régiment à Lebbeke avant de reprendre avec lui la marche vers Vilvorde, … vers l'Allemagne! Voici le détail de ses étapes au départ de Lessines: Renaix, Courtrai, Gand, Eecloo, Mont-Saint-Amand et enfin, Lebbeke.

A raison d'une vingtaine de kilomètres par jour, le 3ème chasseurs passe par Rosen, Bergh, Vilvorde, Kessel-Loo, Louvain, Diest, Tielt, Haelen où il est cantonné le 28 novembre.

De là, la route se poursuit vers la "Bochie" par Hasselt, Bilsen, Sussen, Visé, Warsage, Wurselen, Aix-la-Chapelle.

François Blomart  arrive ainsi à Elderen, "petit village de Prusse Rhénale" (sic).  De là, il remontera la frontière hollandaise.

Le 15 décembre, il est à Moërs et atteint enfin Lintfort, "cité ouvrière où il n'y a rien pour nous égayer, …, région aussi minable que celle où nous avons vécu pendant quatre ans".

C'est là qu'il attendra, non sans impatience, l'heure de sa démobilisation. Pourtant, avant que celle-ci ne sonne, il devra encore servir quelque temps à Tournai.

 

4. Le temps de l'instruction.

Nous l'avons vu, avant d'arriver au centre d'instruction, François Blomart a séjourné un temps à Caen.

Bien nourris, les hommes y reçoivent un demi pain blanc "qui n'est pas comme le pain belge"  avec du café le matin, à midi un demi litre de bon bouillon et un morceau de viande assez gros; à 5 heures, un demi litre de pommes de terre avec des petits morceaux de viande mélangés.

Toujours habillés en civil, ils ont reçu une couverture, une chemise, un caleçon, un mouchoir de poche, une paillasse et une paire de chaussettes. Donc "bonne nourriture et assez bonne couchette. (…) Nous faisons six à sept heures d'exercices par jour; le tout marche très bien."

L'instruction de notre jeune soldat se poursuit dans le Calvados, à Sommervieu. La vie y ressemble à celle de forçats, mais le soir les recrues s'amusent ensemble dans la chambrée. La solde est de trois francs par semaine et, dit-il, "nous nous en tirons assez facilement."

Le temps passe lentement, dans un certain ennui, mais heureusement sans ressentir trop vivement les rigueurs de l'hiver. "On aurait vraiment dit le mois d'avril en Belgique".

Les troupes sont logées dans un vieux monastère. "Nous couchons sur deux sacs de paille et deux couvertes; pour mon compte, je dors avec mon ami Léon; de la sorte, nous avons quatre sacs et quatre couvertes pour dormir. La nourriture n'est pas trop fameuse et l'on n'en a pas toujours pour son appétit, mais ne soyez pas inquiets pour si peu , je ne suis pas plus maigre qu'auparavant et suis toujours en excellente santé; la solde suffit pour acheter le surplus de notre nourriture."

Deux fois par semaine, les hommes vont au tir au bord de la mer et "c'est très gai".

A partir du 12 janvier 1915, ils reçoivent enfin des habits militaires. François est "en pantalon de ligne belge et une veste d'artilleur belge; comme capote, une capote noire avec boutons noirs, on dirait à peu près un pardessus; képi en drap bleu très pratique avec visière. Quand il pleut ou qu'il fait froid, nous abaissons les palettes qui cachent les oreilles, la nuque et le cou; quand il pleut, l'eau coule sur la capote.

Mais pour partir au front, les autres ont reçu un nouvel équipement; il en sera de même pour nous: pantalon de gros velours, au dessus, un autre en toile bleue qui se ferme avec un cordon, on dirait des Hollandais! Un gros tricot de laine, une veste française, capote bleue, même couleur que du pantalon belge, un cache-nez, des gants, deux paires d'excellents souliers.

Avant d'avoir reçu nos capotes, nous allions à l'exercice en pantalon de toile grise et une veste de la même sorte: genre de veston de sportman. Comme guêtres, nous avons des molletières, ce qui ne vaut rien pour la marche, la jambe est trop serrée."

Mais le temps de l'instruction pèse de plus en plus à notre Lessinois qui, le 16 avril 1915, écrit: "Nous croyons ne plus rester ici très longtemps et nous en sommes très contents."  Déjà au front, il écrira en se remémorant son séjour en France: "Soyez-en certains, pour nous, nous préférons de beaucoup cette vie à celle passée à l'instruction où nous n'étions pas très heureux. Là, nous avions souvent faim. Mais ici, rien ne nous manque. Et puis, vous devez bien comprendre que nous ne pouvions vivre éternellement dans ce pays. Soyez-en convaincus que nos souvenirs de ces parages ne sont pas trop fameux."

 

5. En campagne.

C'est donc en mai ou juin 1915 que François Blomart gagne le front belge dans les rangs du 1er  chasseurs à pied. L'armée s'est enterrée sur l'Yser; le front est stabilisé.

Deux lettres sont particulièrement intéressantes qui illustrent cette période. C'est pourquoi ous croyons devoir en extraire de larges parties.

 L'une, datée du 5 août 1915, est adressée à son ami Ernest Van Nieuwenhove, et l'autre, destinée à ses parents, porte la date du 12 juillet 1915.

"Le soir, départ du cantonnement pour la tranchée, environ dix kilomètres, donc deux bonnes heures de marche (ce n'est pas là qu'on rigole quand on a le sac au dos et le fusil sur l'épaule), mais l'habitude fait tout et on s'en moque pas mal. Le long de la route, on chante, ne pensant pas où l'on se rend; mais on approche, l'officier ordonne le silence. On traverse les champs, se faufilant derrière les buissons; en un mot: on se cache le plus possible. Tout à coup, un sifflement dans l'espace, on se couche, il n'y a plus de danger, l'obus vient d'éclater et de tomber à quelques mètres; heureusement, pas de victimes.

En avant! On passe devant ce trou d'obus (presque rien, mais trop pour faire le voyage dans la lune), deux à trois mètres de diamètre. Les uns disent: c'est un 115, d'autres: un 150, et la discussion continue à voix basse sur le calibre du petit pigeon voyageur qui a failli en raccourcir quelques-uns.

On arrive à la tranchée; en quelques minutes, la relève est faite, chacun se place dans les abris respectifs; on travaille toute la nuit puis on veille quelques heures (…);

De suite après le souper, en tenue pour les avant-postes; là-bas, c'est tout autre chose; l'avant-dernière fois, j'étais parti au poste le plus avancé, sur de petites passerelles, de l'eau de chaque côté. J'étais avec mon copain Léon, toujours à deux; donc nous partons par un orage accompagné d'une pluie diluvienne. Au fracas du canon se mêlait le bruit du tonnerre, et combien de fois à plat ventre dans la boue, car avec cela, on voit clair comme en plein jour. Pour les obus, "à terre" crie le gradé; inutile, personne n'a attendu le commandement, et c'est ainsi jusqu'à ces maudites passerelles placées l'une à côté de l'autre. Celui qui ne regarde donc pas à terre en arrivant au bout, c'est l'inévitable chute, un faux pas et plouf! Çà y est, en voilà un qui prend quelque chose pour son rhume, il se tire d'embarras tout seul.

Cela arrive si souvent qu'on ne se retourne pas pour si peu; un bon bain dans la boue et l'eau de l'Yser guérit rhumes et bronchites. Enfin, on arrive à l'endroit désigné, un abri, mais plus souvent une maison (plutôt ce qui fut une maison). On se place derrière un pan de mur.

Puis, la garde en avant de ce poste; on se rend en rampant, sentinelle double, deux heures sur le ventre. Par un pareil temps, la pluie et l'orage, on peut faire de la soupe avec  nos effets. Et dire qu'on n'est qu'à 15 à 20 mètres des sentinelles ennemies! Et s'il prenait l'envie à l'un de ces messieurs de nous rendre visite, il faudrait bien le recevoir comme il convient: un petit plomb dans les fesses! (...).

  Le jour, on se cache derrière le petit mur, car si l'on est aperçu par un observateur, un obus dans le restant de la maison et nous sommes tous chocolat; aussi, ce n'est pas très facile quand on doit satisfaire un besoin; mais que veux-tu? C'est la guerre.

La nuit arrive, la relève se fait, l'on est content car on se fatigue beaucoup, n'osant pas bouger. Ce n'est pourtant pas fini, devant refaire la route de la veille sur un chemin détrempé; les hommes chancellent et s'abattent, et l'on rit malgré tout. On arrive au campement: deux jours de repos."

Pour nous, c'est le monde renversé! La nuit, on travaille à la construction des abris jusqu'au matin; après, on dort jusqu'au moment où un obus, venant éclater près de nous, nous réveille en sursaut.

La vie n'est pas toujours très belle, mais on s'en moque, on rit du danger; quand on voit le feu que produit le coup de canon, l'on dit: En voilà encore un. Et quand il tombe: Ce n'est pas encore pour moi.

Ainsi, un jour, nous devions prendre position à un poste avancé, sous un bombardement violent de l'ennemi; quel voyage! Nous avons mis deux heures pour faire quatre à cinq cents mètres sous une pluie de schrapnels, d'obus et de bombes, et malgré tout, nous n'avons eu que trois blessés. Donc, comme vous voyez, il y a plus de peur que de mal".

"Nos soldats n'ont guère de peine à occuper leurs jours de repos. En effet, malgré la fatigue, il faut prendre une apparence convenable. C'est le grand nettoyage, tant pour les hommes que pour l'équipement. Les deux jours de repos qui suivent la présence en première ligne sont consacrés au blincage du fusil et au nettoyage des effets. Et puis, nous ne sommes pas seuls, nous vivons en famille; vous ne pouvez deviner, non. C'est les poux! Oh! Des petits … comme des fourmis! J'en rapporterai un échantillon à mon retour; et surtout, on n'en trouve pas beaucoup: dix à quinze presque chaque jour; vous voyez bien qu'il n'y a pas à s'inquiéter.

J'en reviens à la chanson d'Hector Baudet: A no maison, y a des punaises auusi grosses que des jônes de cats! Mais heureusement, quand nous allons au repos, nous passons aux bains militaires où on se lave convenablement dans une baignoire, et le linge passe aux vaporisateurs, donc les poux qui s'y trouvent sont brûlés. On reçoit en outre une propre chemise, caleçon et chaussettes;"

"On fait la chasse journellement. C'est un beau spectacle à voir les hommes assis sur l'herbe, à demi-nus, cherchant dans les caleçons et dans les chemises, et massacrant cette vermine, car il est impossible de dormir avec des bêtes sur le corps. Si j'avais un appareil photographique, je vous rapporterais un spécimen de ces chasses au cerf… Comme vous le voyez, le remède est à côté du mal."

Depuis son arrivée au front, notre homme a changé d'uniforme: "Nous avons la nouvelle tenue kaki (…), je ressemble à un English, même costume et même képi qu'eux."

Quand l'hiver arrive, il s'estime bien protégé: "Chaque soldat possède une tente qui, en cas de pluie, sert d'imperméable; nous possédons de bons souliers et une paire de rechange; les chaussettes ne font pas défaut; j'ai un capuchon imperméabilisé et de bons gants, car on reçoit également de ces petites choses de personnes charitables.

Presque chaque soldat a ainsi une personne qui s'occupe de lui et qui remplace sa mère ou une sœur pour moi, c'est une Anglaise (oh yes!), et Léon, une Française."  

"Je dois vous dire que j'ai connu son adresse d'une drôle de façon. Un jour, en recevant une boîte de plata ,je pus la lire sur le couvercle; je lui écrivis et depuis, je suis en correspondance avec cette Miss (de la boîte à plata). Vous en rirez peut-être, mais c'est ainsi. Vous voyez donc qu'il y a également des femmes françaises et anglaises remplaçant notre mère et qui nous appellent leur fils."

La "Miss de la boîte à plata" n'est pas la seule à s'occuper de François Blomart. Alors qu'il partait en France en octobre 1914, il avait été hébergé pendant quelque temps à Coudekerke, près de Dunkerque, par la famille Ingelaere. "Ces gens ont toujours été bons pour moi et mon ami."  

C'est là qu'il enverra ses vêtements civils lorsqu'il recevra son uniforme; c'est là aussi qu'il ira en congé, et il y retournera encore en 1919, alors qu'il fait partie de l'armée d'occupation en Allemagne.

Le soir, dans la tranchée, pour tuer le temps, "on fume une bonne piplotte et cigarettes, de bonnes cigarettes anglaises (en France, on fume également la cigarette et l'on boit le café dans des verres à pied), et on ch… par la fenêtre."

La nourriture consiste pour l'ordinaire en "raton, café, pain et viande".

Parfois, c'est la permission en France, au bord de la mer; Ainsi passe le temps, ainsi passent les années.

Entre le 4 novembre 1915 et le 29 octobre 1918, notre Lessinois n'expédie plus aucune lettre explicite; du moins, aucune ne nous est parvenue datée de cette période. Nous ne possédons que cinq cartes-lettres sans intérêt anecdotique. Le 29octobre 1918, il écrit pour donner de ses nouvelles et faire part de son espérance de voir bientôt le pays délivré et de pouvoir revoir tous les siens.

 

6. A l'armée d'occupation.

11 novembre 1918: l'amistice! Si la joie est grande de savoir les siens "délivrés de la tyrannie boche", le regret ne l'est pas moins de "ne pouvoir venir vous revoir bien que ce soit mon plus cher désir; n'accordant pas de permission pour le moment, il faut que je me résigne quelques jours encore.

Mais bien vite, il pourra revoir sa famille avant de reprendre le chemin de l'Allemagne.

"Nous allons en promenade là-bas, ou, si vous voulez mieux, nous allons pour reposer nos rhumatismes; c'est donc une promenade de santé (…) D'ici trois ou quatre jours, nous arriverons à la frontière où nous prendrons certainement un repos de quelques jours avant d'aller en Bochie voir les fameuses gretchens"

"Bientôt, nous aurons à prendre notre sérieux à deux mains et friser nos moustaches pour avoir l'air plus terrible et faire trembler le peuple teuton; attention à la danse!"

Au cours de ce voyage, pénible sans doute puisque le soldat marche chaque jour sac au dos par un vilain temps, les hommes sont logés chez les habitants: "Nous sommes ici en famille près d'un bon petit feu et cela nous rappelle les soirées de famille d'autrefois; souvent, nous couchons sur de bons matelas  étendus dans les cuisines et nous n'avons pas froid pour dormir."

Bref cette vie est assez agréable au soldat qui part "voir la figure de ces nouveaux cochons d'Inde".

Les voici enfin: "C'est étonnant comme les civils s'empressent autour de nous; ils se mettraient à genoux pour nous servir; c'est sans doute la peur qui est la cause de cette amabilité, la peur de subir le sort qu'ils ont fait à vous tous "I

L'attitude des Rhénans semble partout la même: "Nous sommes accueillis avec la même gentillesse et ce n'est pas rare, lorsque nous sommes en route, de voir les civils offrir des cigares aux soldats, mais malgré tout, on se méfie d'eux et la haine contre cette race reste toujours la même."

Cette haine du Boche est une constante dans toutes les lettres écrites après l'armistice. Nous croyons utile d'en citer quelques exemples.

"Nous n'y regardons pas de trop près, et nous savons aussi les faire trembler. Quand il y a moyen de s'approprier quelque chose, on ne manque pas de le faire et j'ai déjà goûté les cigares boches ainsi que le vin acheté à bon compte à Aix-la-Chapelle; hier encore, nous avons dégusté quelques bonnes bouteilles achetées ici aussi; vous voyez donc que l'on n'attend pas d'avoir soif pour boire un coup. (…) Quand nous nous promenons, nous ne nous dérangeons pour personne et celui qui ne s'écarte pas assez vite est jeté sur le côté; cela fait rire un peu et j'espère bien que nous aurons encore l'occasion de faire autre chose; pour le moment, ce n'est encore que le commencement."

"Quelle marmaille on trouve dans ce pays boche! Cela ressemble tout à fait à un tas de fourmis sortant du trou. (…) Vraiment, il faudrait faire la guerre ici pendant quelque temps pour que ces têtes de mangeurs de choucroute disparaissent."

"Je dois rire quand je lis la recommandation faite: " Ne vas surtout pas faire les yeux doux aux gretchens". Vous avez donc bien peur que j'aille me salir avec elles; ne vous en faites pas pour cela, je n'ai pas le cœur de ceux qui oublient tout ce que cette race a commis en Belgique. C'est une race qui m'est des plus antipathique e dont le nom seul fait bouillir mon sang; Plus tard, lorsque je reviendrai en permission, vous verrez ce que vaut pour moi ce séjour en Allemagne, et vous pourrez juger à quel point je hais cette vermine boche; oui, je la hais et je hais aussi ceux qui, parmi nous sympathisent avec eux, ceux qui ont oublié trop vite les crimes commis en Belgique par ces assassins, ceux qui ne pensent plus aux atrocités commises par ces vandales, ceux qui oublient le martyre de frères déportés en Allemagne, enfin, ceux qui oublient le sang versé par tant de frères d'armes et dont le sacrifice de la vie crie vengeance. Ils sont nombreux ceux qui commettent cette lâcheté et cette bassesse, et ce spectacle déshonorant blesse l'amour-propre de ceux qui n'oublient pas."

Pourtant, la vie passe assez sereinement entre deux permissions. "Maintenant, c'est la petite vie tranquille pour le restant de notre service, car nous seront séparés des recrues, nos officiers sachant qu'avec nous ils ne pourraient rien faire de bon, car l'exercice, il n'en faut plus à ceux qui ont fait quatre ans de guerre."  

Nos hommes sont maintenant logés dans une rue retirée du bourg, à quatre ou cinq par pièce, avec poêle et électricité, là "où la marmaille boche ne vient pas nous ennuyer"   

Evidemment, on serait mieux chez soi, mais "si les journaux en Belgique rapportent que ma division va être relevée, il ne faut pas y croire, car il n'y a rien de vrai; ce ne sont que de faux bruits qui circulent et nous resterons encore ici pendant au moins deux mois, et voici une preuve de ce que j'avance: c'est que les officiers supérieurs font venir près d'eux leur famille; c'est donc qu'ils savent que nous sommes encore ici pour quelque temps."  

Pendant cette période d'occupation, François Blomart assiste de loin aux troubles qui secouent l'Allemagne. "Il est bien vrai qu'il se passe de drôles de choses en Allemagne car chaque jour, j'entends le canon, mais cela se passe de l'autre côté du Rhin et ce ne sont donc que les Boches qui se tuent entre eux; (…) hier avaient lieu les élections et il ne s'est passé aucun incident; c'était ici le calme le plus complet."  

Mais François Blomart ne terminera pas son service dans ces contrées et avant d'être démobilisé, il reviendra à Tournai pour peu de temps.

 

7. Moral et sentiment patriotique.

Comment François Blomart a-t-il réagi au cours de ces années de guerre? Comment son moral a-t-il évolué?

A la lecture de ses lettres, certains éléments dominent: son principal souci a toujours été de rassurer les siens, de leur donner confiance. Bien sûr, il y a des moments de dépression dus à l'éloignement, à l'absence de nouvelles de sa famille, au spectacle de la guerre surtout. Mais ce qui frappe le plus, c'est sa volonté de vaincre, de survivre pour revoir sa chère ville après la fin des combats.

Il faudrait citer des extraits de toutes les lettres; force nous est cependant de sélectionner.

Dès les premiers jours d'octobre 1914, il écrit à ses parents pour les rassurer: "Comme vous le voyez, c'est très gai, l'on voit du pays à bon compte et cela nous plaît très bien. (…) Nous avons vu des trains bondés de soldsats français et anglais ainsi que des autos mitrailleuses (…) quand on voit cela, on a du courage et de l'espoir."

"Je me plais très bien. Ce qui m'inquiète, c'est de savoir comment il va à Lessines."

"Pour ma part, je me porte très bien et continue à vivre dans la voie que vous m'avez tracée et n'oublie pas mes devoirs religieux; jusque maintenant, je n'ai encore encouru aucune punition, pas même un jour d'arrêt et j'espère continuer de la sorte."

"Je crois bien que quand vous aurez appris que j'étais au front, vous vous êtes fait du chagrin, mais pourquoi cela, inutile. On ne meurt pas parce qu'on fait la guerre."  Et cette lettre se termine par un clin d'œil: "Garçon, une aune de boudins, une portion de beignets aux pommes et une bonne bouteille de bière, et en-avant les obus!".

Bref, "Je ne perds rien de ma bonne humeur, je ris et je chante comme à l'habitude, en attendant le bienheureux jour où nous pourrons revivre les beaux jours du passé."

Un an après son départ de la maison paternelle, il écrit encore: "Consolez-vous, prenez courage! Un jour viendra où l'absent viendra reprendre sa place au foyer familial."

Bien sûr, parfois une certaine nostalgie apparaît. Il ne peut s'empêcher d'évoquer le souvenir des années passées avec ses amis du patronage et le vicaire Lepoivre.

"C'est surtout à l'heure des repas, et le soir, où l'on se trouvait en famille, que je songe à vous et aux taquineries que l'on se faisait étant à table; et maintenant que l'on se trouve seul, éloigné de tout ce que l'on a de plus cher au monde, de ses parents, de sa famille; mais un jour viendra où nous serons réunis pour ne plus nous quitter et vivre tranquillement ensemble, oubliant les mauvais jours passés."

"Si vous le pouvez, ajoutez à votre lettre une carte de la Grand-Rue."

LESSINES! Que de fois ne s'est-il pas inquiété de ce qui s'y passait! Il apprendra ainsi par diverses sources que "les trois dernières classes ont dû verser les armes et vont faire partie d'une équipe de travailleurs; que le ravitaillement de la ville se fait par le consul américain."

Il dit aussi savoir qu' "il y a 500 Allemands logés à l'habitant et que la Garde Civique doit se rendre à l'hôtel de ville deux fois par mois pour l'appel."

Il est aussi au courant "de ce qui s'est passé au sujet des maîtres de carrières".

Mais nous l'avons dit, ce qui ressort peut-être encore davantage de ces lettres, c'est le désir de vaincre, c'est cette espèce de patriotisme exalté qui, pas un instant, ne fléchit.

"Nous reviendrons après avoir fait notre devoir comme tant d'autres."

"Ne vous laissez pas abattre par de faux bruits qui pourraient courir; si le soldat belge a la figure triste, c'est parce qu'il songe aux êtres aimés laissés derrière lui; mais au moindre geste du chef, quand il s'agit de faire un sacrifice, les figures se changent, les yeux s'illuminent, brûlant du désir de marcher en avant pour sauver les siens, et quand il s'agira de faire le coup, aucun ne restera en arrière, ce sera la mort pour d'aucuns, mais aussi le triomphe pour les autres et la délivrance du pays."

Le plus beau morceau du genre est sans doute cette lettre qu'il écrit à sa mère le 5 août 1915:

"A ma bonne Mère,

C'est par un beau soleil d'août que je suis couché sur le sable au bord de la mer.

J'ai fermé les yeux pour voir ma Mère, revoir la ville, la maison, la chambre, la table où on était en famille à l'heure des repas, et où, maintenant, il reste une place vide. J'ai pleuré, j'ai regretté ce passé heureux que l'ennemi a eu l'audace de venir troubler. Oui, j'ai regretté ce passé, mais non l'acte que j'ai commis en me dévouant pour ma seconde mère … ma Patrie!

Car ma haine grandit de jour en jour. Pour ma Patrie, je fais journellement le sacrifice de ma vie.

Pour ma Patrie, mon bras s'est armé pour la venger.

Pour ma Patrie, mon bras s'est armé pour rendre à son vaillant Roi et à sa vaillante Reine leur pays; je le sais malheureusement ruiné, mais son peuple n'a cessé de les aimer et de les respecter.

Et voilà pourquoi, chaque jour, je me rends à la tranchée, le sourire aux lèvres, ne pensant qu'à ma Patrie et à ma Mère, dont je suis séparé depuis déjà si longtemps, mais conservant tout de même l'espoir de venir reprendre un jour ma place au foyer familial."

 

8. En guise de conclusion.

Nous terminerons ici cette étude de la correspondance de François Blomart.

Notre milicien de la classe 14, après avoir échappé aux dangers de cette guerre qui a englouti ses plus belles années de jeunesse, après avoir "pris plus qu'on en désire de cette maudite boue glorieuse de l'Yser"  , a connu le bonheur de retrouver les siens.

Mais à quel prix! Marqué pour toujours par ces quatre ans, il n'oubliera jamais, indifférent à bien des joies de l'existence: "Toutes ces machines-là, écrit-il en 1919 en parlant de la kermesse, ne me disent plus rien; la guerre a fait de moi un être tout à fait autrement que les autres et les plaisirs que je trouve maintenant sont bien rares… Tout m'est indifférent."

 

Annexe.

Nous croyons être agréables à certains Lessinois en publiant ci-dessous les noms de soldats de la région qui sont cités dans les lettres de François Blomart, avec les renseignements qu'il donne à leur sujet.

N'oublions pas que les Lessinois étaient nombreux au front. Dans une de ses lettres, François Blomart écrit d'ailleurs: "Ici, on croit vivre dans la cité lessinoise; on en rencontre de tous les côtés; il n'est pas rare de se trouver trente ou quarante ensemble."

Dans cette liste, nous ne reprendrons pas les noms de son ami Léon Roland, de la Porte d'Ath, ni de son cousin Gaston Walravens, de Deux-Acren, tous deux très souvent cités.

04.10.1914: nous sommes avec Emile, le beau-fils Révelard.

20.10.1914: je crois qu'il y en a un de Lessines qui va avoir son congé définitif et qui va revenir, le fils "Milo de Ghoy" comme on dit, à la Porte d'Ogy.

21.02.1915: j'ai été voir Beaudoin Willocq qui est en traitement près de Sommervieu; j'ai aussi appris que Sion Art, Fr. Paté, Fr. Beugniez et Louis Jous sont prisonniers en Hollande. Sont aussi en Angleterre: Maurice Dubois, Fr. Devoghel et quelques autres Lessinois dont j'ai oublié le nom.

11.03.1915: Maurice Ravache, en parfaite santé, toujours au front.

23.02.1915: idem.

14.04.1915: idem. D'après ce que m'a raconté Baudoin Willocq, Léon Bonge est prisonnier en Allemagne.

12.07.1915: Maurice Ravache, Emile Grimiaux, Léon Puchot, Hector Decnop, Vandercam et bon nombre d'autres, ainsi que Clément Fréteur et Louis Dubuisson sont toujours très bien portants.

05.08.1915: A été tué le 20 juillet le fils du "Gros Mil", une balle dans la tête.

02.10.1915: Voici la liste des connaissances qui sont en bonne santé: Arthur Marez, Léon et Victor Keymeulen, Modeste Deschrijver, Léon Roland, Emile Willame, Joseph Stiévenart, François Spitaels, les frères Carion, Aimable Vanderfraen, Emile Grimiaux, Léon Puchot, Emile Masteille, le beau-fils "Louis à Oranges", je ne sais plus son petit nom, son nom de famille est Delaunoy, du Calvaire; Alexandre Vandercam, Maurice Nève, Roch Driss, Victor Van Vynck, Théodore Grard, Maurice Ravache, Louis Dejehansart, le fils Mercenier, Lelièvre Hilaire, Tacquenier Henri, Albert Gaublomme, le gros Félix, Auguste Scardy, Roger Cuvelier, Paul Lumen, Fernand Lenoir, Marcel Nève, Georges Deligne, Joseph Marquebreucq, Arits, les fils Rousseaux qui ignorent la mort du père, Gaston Roy, le fils Maquignon, Léon Godisiabois, César Bruyns, le fils Emile Pinette, Paul Roland, joueur de balle à Papignies, le fils Willocq, de Wannebecq, Davoise, des Sarts, Fernand Goot, et un grand nombre dont leurs noms ne me reviennent pas.

02.10.1915: Sont en France au centre d'instruction: Decnop Hestor, Clément Fréteur et Louis Dubuisson.

Sont tués dont je connais: Ed. Hotton, Edmond Janssens, qui  habite près de la carrière du bois et Dutillieux Louis, de la rue du Couvent, tué il y a un mois de façon malheureuse à la relève, par une balle qui lui traversa la cuisse, les parties et resta dans le bas-ventre, mort en arrivant à l'hôpital; c'était un bon camarade, il est parti de la maison avec moi; si les parents n'en savent rien, ne pas en parler.

04.11.1915: A également été tué, le nommé Marcelin Chjanoine, de la Motte.

        Sont arrivés au front: Clément Fréteur, Louis Dubuisson, Decnop Hector, le fils Caucheteur, de la Porte des Pierres, le petit Tambour, le fils Duflaire,  Devoghel Clément.

        Sont en bonne santé que j'avais oublié de dire: Joseph Chombaert, le fils du maïeur de la rue de Grammont, les deux Verset, Ed. Michel, le fils Crombin, le fils Canette, Clément Corbisier, Charles VanEghem, Arthur Daumerie, Norbert Meynsbrughen, Camille, de Deux-Acren, qui travaillait avec mon frère Jules, Louis Lampe, des Sarts.

        J'en connais d'autres mais je ne sais dire leurs noms.

13.11.1918: Emile Grimiaux est en parfaite santé.

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